Gilbert Laffaille est un honnête artiste de café-concert avec une belle sensibilité, ça se sent ; mais tout en s’approchant souvent de près de la mention, il reste à mon sens un peu trop homogène dans ses interprétations, un peu trop à côté dans ses paroles (et pas dans le bon sens du terme) pour que vraiment je décolle. La vibe cabaret, c’est quitte ou double pour moi : soit ça dévaste tout et je suis conquis, soit je m’emmure dans mon comportement, et avec vous monsieur Laffaille désolé de vous le dire mais c’est malheureusement souvent la seconde option qui domine – la satyre sur Giscard ça va encore, mais alors la morale universaliste crypto-cisra et la ballade sordide sur les bordels thaïlandais, c’est un grand NON.
Et c’est dommage parce que j’adorerais adorer ce que fait Gilbert. C’est un monsieur honnête, avec un certain sens politique donc, mais qui en fait toujours un peu trop, notamment dans sa manière d’afficher son engagement (je trouve). Son album Kaléidoscope en est l’exemple parfait : toujours à fond et pas de pause, ça sent l’hyperactivité non-diagnostiquée cette histoire ou je ne m’y connais pas, couplé à une petite tendance à broyer du noir dans des proportions industrielles. Démarrer un album par une analyse géopolitique désabusée sur un air façon samba (« Trucs Et Ficelles ») puis enchaîner sur un morceau cringe af nommé « La Foire du Trône » avec imitations inclues, même moi je ne peux pas accepter cela ! Pourtant le casting est solide – Stéphane Grapelli et André Ceccarelli, Tony Bonfils, Maurice Vander et même Jean-Jacques Milteau, cette équipe vous rappelle quelque chose ? –, les instrus sont coupées sur mesure mais rien n’y fait, Gilbert est un baddeur, et verbeux en plus. À l’écoute de « Gilou », une autre bossa cafardeuse toute en contraste (son coup spécial), il semble d’ailleurs conscient de cet état de fait, s’en délecte autant qu’il le subit. Sinon « Poisson Rouge » ou « Deux Minutes Fugitives » sont pas mal aussi dans le genre malaise, mais je n’en dirais pas plus.
Voilà, je ne veux pas descendre en flèche, pour le plaisir, un artiste qui n’a rien demandé et fait son truc avec passion ! Non, si je vous impose ma réception plutôt froide de Kaléidoscope (l’album), c’est pour vous signifier le différentiel gigantesque qui existe à mon sens entre celui-ci et la chanson éponyme. Ce morceau est une traversée, une ligne, un truc simple et je dirais presque simpliste sans que cela ne soit connoté négativement. On est dans une toute autre ligue qu’avec le reste de l’album et je crois que c’est pour ça que j’enrage. Gilbert, si tu est capable de tant de beauté, à mon sens tu n’as pas assez pris le temps pour fignoler le reste, je suis dur je sais, mais c’est pour ton bien, car je sais que tu es capable du meilleur !
« Kaléidoscope » (la chanson), c’est le genre de morceaux fulgurant qui transcende ses imperfections, s’en fait une parure qui sans être immaculée irradie avec splendeur (justement parce que ces imperfections). Le flou modal, dans l’harmonie comme dans les paroles, et la façon dont le chanteur se place et assume cet écart y sont pour beaucoup : tour-à-tour, le il susurre nonchalamment puis énumère et empile les artefacts étrangement banals. Il ne nous laisse pas le choix mais c’est tout de même à nous de choisir ce que l’on voit, ce que l’on entend. Entre l’excès et l’exactitude, sur le fil de la langueur, il concatène avec une simplicité inédite et en 2 minutes et 30 secondes tout ce que vivre peut signifier, avec un surréalisme un peu rococo qui m’évoque à la fois Moebius et l’Ecole des loisirs (Claude Ponti si vous me lisez je vous aime, comme beaucoup de personnes de ma génération je pense) ! Les claviers de Christian Chevallier (grosse, grosse pointure de la musique en suspension), à la fois Tangerine Dream et Ménilmuche, tout en arpèges prog et séraphiques, sont une enveloppe décisive, sans eux la saveur serait pas du tout la même. Et à chaque fois que revient ce refrain introduit d’un court silence et d’un vers lancé dans un souffle (« Tu vois c’que tu vois ») c’est une épiphanie, je veux revivre ce moment encore et encore.
La verve poétique du chanteur, naïve et positive, obsolète dans sa modernité (encore une fois c’est positif pour moi), contraste sérieusement avec ce qu’il déploie sur le reste de l’album. Il prend du recul et d’observateur pessimiste il devient celui qui commente le fait même d’observer (« en tournant deux doigts, on peut voir la vie »). Béat, il convoque des images que l’on pourrait trouver un peu lourdes, juvéniles, mais qu’il réussit à faire sonner justement. Il n’y a pas de double-fond dans ce qu’il raconte – sauf énorme rebondissement, genre tout cela n’est qu’une énorme métaphore pour parler d’une prise d’héro, ce qui me foutrait un sacré coup au moral –, ni de véritable récit d’ailleurs, juste ces correspondances mystiques et un peu faciles où le végétal, le minéral, la géométrie, le quotidien et le sidéral se répondent.
« Kaléidoscope » est un enchantement. Certain·es n’y verront peut-être qu’une comptine un tantinet pompière, mais le fait est que ce mantra me fait énormément de bien. J’y vois de l’espérance et la possibilité de toujours voir le bon côté, pour parler comme un livre de développement personnel. Et n’empêche que ça marche. « Et ça tient à quoi ? », bah je me le demande, et en même temps je ne veux pas trop le savoir, je crois. Sinon : Gilbert, j’ai été un peu dur avec vous au début de cet article, veuillez m’en excuser, votre chanson justifie à elle seule tout votre album pour moi, et si l’envie vous prend de vous pencher sur une œuvre entière dans ce goût là, je serais le premier sur le dossier (un financement participatif est peut-être envisageable?). Des bises.