Ce spécialiste de la reprise PROVOK était en fait un amoureux de la belle musique mystérieuse

OPIUM JUKEBOX Music to Download Pornography By
Invisible, 2000
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Musique Journal -   Ce spécialiste de la reprise PROVOK était en fait un amoureux de la belle musique mystérieuse
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Nous sommes en 2024 et la tendance Y2K n’a jusqu’ici toujours pas ressorti l’infernale mode des reprises décalées imposée par Paris Dernière. Aucune micro-trend actuelle n’a l’air de vouloir redorer le blason de ces covers soi disant irrévérencieuses, telles qu’elles se pratiquaient à l’époque dans la célèbre émission présentée par Frédéric Taddéï, produite par Thierry Ardisson et dont la supervision musicale était assurée par l’épouse de ce dernier, Béatrice (Loustalant de son nom de jeune fille). Là où celle-ci avait un goût prononcé pour la relecture provok, il y eut, quelques années après la sortie chez Naïve et Ardisong du premier volume des CD La musique de Paris Dernière, l’arrivée sur le marché en 2004 du projet Nouvelle Vague de Marc Collin et feu Olivier Libaux, qui lui donnait dans la reprise bossa-chic de titres punk et new-wave. Dans les deux cas, la culture populaire était regardée de haut et diminuée par un dispositif de réappropriation qui tendait moins à rendre hommage aux originaux qu’à glorifier l’impertinence ou la sophistication supposées des musiciens-repriseurs, et au passage de leurs auditeur-ices capables de comprendre cette blague purulente d’entre-soi. Mais alors, pourquoi se remémorer ce moment douloureux, resté une constante de la pop française plombante, que l’on parle des Brigitte ou de Julien Doré, qui vient juste de se remettre aux reprises décalées sur son dernier album alors qu’on le croyait pourtant bien installé dans son nouveau perso de crooner californien pour ex-cathos lyonnaises ?

Quoi qu’il en soit, la curiosité est un vilain défaut et je n’ai pas résisté à l’idée d’aller creuser du côté des compiles Paris Dernière. Ces huit volumes, édités entre 2000 et 2012 (sans compter quelques projets spéciaux), sont des agrégats de covers « osées » vraiment insupportables. Pour avoir une idée de la vibe générale, on peut regarder ce court-métrage publicitaire pour l’Audi TT cabriolet, dans lequel Béatrice Ardisson et la « nuit parisienne » sont les personnages principaux.

Et c’est sur IndoMania, méli-mélo de reprises pseudo-bhangra, que j’ai découvert le projet Opium Jukebox de l’ancien punk Martin Atkins, avec une reprise de « My Way » de Claude François, ou de Sinatra, ou des Sex Pistols, peu importe. Pour être clair, ce qui suit ne va que peu parler de bhangra, ce style de musique électronique développé par les Pendjabis en diaspora dans les années 1990 au Royaume-Uni. En effet, le terme bhangra est utilisé par Béatrice comme par Atkins à la façon d’un umbrella-word qui recouvre à peu près tout type de musique aux sonorités indiennes. Il y a donc d’emblée un aspect carrément problématique dans les reprises d’Opium Jukebox, à la fois du fait de la mobilisation d’un langage pseudo-bhangra, qui relève de l’appropriation culturelle, mais aussi par rapport aux critiques qu’on peut adresser au genre de la reprise impertinente. De fait, ce qui sauve un peu la démarche d’Opium Jukebox, c’est que cette mauvaise blague est poussée vraiment très loin, avec un certain humour british. La cover de « My Way » sélectionnée sur IndoMania se trouve au départ sur un disque où ne figurent que des reprises pseudo-bhangra des Sex Pistols, qui sont vraiment, mais alors vraiment impayables, comme ce « Anarchy In The U.K. » brumeux et psychédélique. Opium Jukebox a en tout enregistré quatres disques de reprises soi disant indiennes : celui sur les Pistols, un autre consacré aux Rolling Stones, encore un autre qui explore le répertoire de Black Sabbath, ainsi qu’un various, dont il va être question ici. Et je crois que c’est l’ampleur et l’ambition mêmes du projet qui viennent extirper cet ensemble de reprises de la simple mauvaise farce.

Derrière tout ça, on retrouve une figure bien connue des amateurs de musique industrielle puisqu’après avoir été punk (il a compté parmi les nombreux batteurs de PiL), Martin Atkins a joué pour Killing Joke et fondé le groupe Pigface. Ce n’est pas un musicien que je porte particulièrement dans mon coeur, il a cette attitude anar de droite de l’indus-rock à l’ancienne qui n’est vraiment pas à mon goût. En gros, on dirait alternativement un perso secondaire des Simpsons et un fan de Maurice G. Dantec. Il a pu incarner une forme de subversion toxique et pas du tout réflexive, et cela s’entend dans certaines reprises qu’il a produites avec Opium Jukebox. Par exemple, sa reprise de « Unbelievable » de EMF est chantée dans un yaourt pseudo-pendjabi, alors que les marqueurs de la musique indienne sont censés faire sourire l’auditeur-ice. Cette forme d’équation « exotique = fun » est vraiment la pire incarnation d’un occidentalocentrisme aveugle, et Atkins mériterait de se faire un petit peu remettre les pendules à l’heure, car son ironie ne fait ici que répéter des clichés et des rapports de domination.

Et pourtant, en parallèle de cela, j’ai été épaté par ce disque car l’auteur y déploie une certaine science de la reprise qui contredit l’idée d’une approche uniquement ironique, potache et irrespectueuse. Le producteur indus a conçu pour ce disque neuf versions instrumentales de tubes rock, soul ou dance, des Temptations à Nine Inch Nails. Le procédé est toujours le même, puisqu’il s’agit d’abord d’extraire la moelle du hit, sa trame substantielle. On pourrait même dire qu’Atkins s’attaque au substrat pop de chaque morceau, à la ritournelle non dégrossie, à l’objet du fredonnement oisif de l’auditeur distrait. Une fois qu’il a isolé les lignes mélodiques minimales qui peuvent suggérer la présence du morceau repris, il y applique alors une bonne couche de son délire pseudo-bhangra mâtiné de dub : on retrouve donc inévitablement un tempo ralenti, une basse ronronnante, une ambiance brumeuse, et une cithare jouée comme dans le rock psyché des sixties. 

Le résultat est étonnamment bon, par exemple sur la reprise de « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana ou sur le « Whip It » de Devo et son breakbeat glitché. Dans ces deux morceaux, la furie et l’aplomb des originaux sont annihilés et on se retrouve à écouter une sorte de Bartleby musicien. Si le fameux personnage de Melville « préférerait ne pas », les reprises d’Atkins, elles, semblent refuser leur force et rechigner face à leur pouvoir, s’inscrivant dans une forme de puissance du refus. C’est ce que Giorgio Agamben (encore lui) avait pu analyser dans son livre sur Bartleby comme la promesse des mondes possibles dans le refus des mondes existants. Atkins prête une telle attention à ce qui fait la force des originaux qu’il arrive, en les emmenant très loin de leur point de départ, à rouvrir un devenir, un possible, qui n’avait pas été exploré dans l’original mais qui était bien « en puissance » dans le morceau. 


L’exemple qui m’a le plus frappé, c’est sa cover du « Tainted Love » de Soft Cell. Soft Cell pratiquait déjà l’archéologie pop en reprenant ce morceau soul de Gloria Jones édité en 1965, qui, s’il n’avait pas rencontré le succès à l’origine, était devenu un hit dans les clubs Northern Soul du nord de l’Angleterre dans les années 1970. Portée, dans la version de Soft Cell, par la voix inimitable de Marc Almond et le génie de Dave Ball derrière ces synthétiseurs Korg (notamment le 800DV), la cover de Soft Cell que tout le monde connaît est déjà efficace et très originale. La version Opium Jukebox n’est pas, pour une fois, emmenée par une cithare, mais par une flûte jouée avec grande délicatesse. L’utilisation de cet instrument à vent permet de rentrer dans le détail du « souffle » de Marc Almond, tout en se débarrassant des paroles (que j’ai toujours trouvées un peu niaises). Atkins met également au service de cette reprise une basse que je trouve très réussie, rebondissante et nonchalante, et une boîte à rythmes rudimentaire, type Korg Minipops, sur un preset « cha-cha-cha » dodelinant qui structure le morceau avec légèreté. Quelques samples nous rappellent qu’on est bien dans les nineties et une atmosphère très vaporeuse achève de rendre cette reprise vraiment unique et, à mon sens, irrésistible : on rentre dans l’espace du fredonnement et de l’à peine « Tainted Love », dans la trace la plus intime que le morceau original ait pu laisser dans notre psyché.

Alors certes, Martin Atkins n’est pas une figure qui m’est très sympathique, et a priori ce dispositif de la reprise ironique n’est pas ma tasse de thé, vous l’aurez compris. Mais son engagement et son habilité à dévoiler, au-delà de son geste potache, une possibilité jusqu’alors non explorée dans des morceaux pourtant très connus est aussi rare que précieuse. Il nous permet d’entrer dans l’espace de la mémoire collective pop, une nébuleuse de fredonnements approximatifs et d’harmonies embrouillées. À vous de voir si cette expérience vaut la peine de ce compromis éthique.

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