L’équipe de Musique Journal est en ce moment dans un osmose surnaturelle. Après un diptyque anti-exotique mais dépaysant, voilà que la semaine dernière ce cher Renaud Sachet encensait le Zucchero précoce, ce qui n’est pas sans me déplaire et complète assez bien mon sujet du jour que par un heureux hasard je consacre à Umberto Tozzi, ce mètre-étalon de la masculinité européenne d’un autre siècle. Je parle en connaissance de cause : « Te Amo », tube ultime chanté en 1977 par le Turinois encore beau comme un Élohim – il n’arborait alors pas encore la combinaison bouc / lunettes de soleil fumées la plus osée du vingtième siècle – a été un coup de foudre musical de ma vie de jeune adulte. Sous une façade inoffensive, cette chanson symbolise un idéal amoureux quand même problématique que les répétitions à deux doigts de la névrose obsessionnelle symbolisent assez bien ; pourtant, je ne peux m’empêcher encore aujourd’hui de chérir sans faillir ce tout-droit épique (LES CORDES !!!!) et forcené. Fétiche érotico-romantique, objet inviolable et sacerdoce, en son sein se loge un secret inaccessible prompt à la spéculation.
L’album dont il est issu, E’ nell’ aria…ti amo, comporte des moments de grâce harmoniques éclatantes : et pour moi « Signora America », « Gesu’ che prendi il tram » mais surtout « Mistero di Lisa » forment un triptyque hors compétition créant de fait une nouvelle catégorie de pop pastorale. Franchement, quand on atteint ce niveau de jeu, il ne reste plus qu’à fermer les yeux et laisser les larmes venir. Je me rappelle qu’en chopant le disque, j’avais été totalement halluciné de découvrir l’univers power pop glam et un peu étrange du chanteur, quelque part entre Marc Bolan et Daniel Bevilacqua. Ce n’était pas que la chance et le hasard alors, et je ne m’y attendais pas du tout. Entre le glaçage au flanger et les lignes de basse crémeuses, les grattes sèches et les batteries compressées, les arrangements un peu pompiers et gauches mais si justes, puis les craquages complets d’un signore Tozzi qui s’envole, de sa voix de tête, à une altitude où la gêne n’est plus qu’une chimère, il y a en a pour tout le monde. Les adeptes de la flamboyance en chemise à jabot, les amoureux·ses éternel·les à pull mohair, les fondu·es du bleu de Gênes, toustes sont admis·ses.
Les pochettes m’ont toujours fait espérer des merveilles, comme les sorties de ses précédents groupes, mais il faut le dire, j’ai souvent été déçu, et je n’ai pas réussi à réitérer la rencontre épiphanique qui était survenue avec E’ nell’ aria…ti am. On passe alors bien souvent du côté obscur de la FM, c’est toujours la même chose mais en passable, ce qui est vraiment dommage. Mais peut-être que, et je sais que je ne vais pas me faire que des ami·es ici, avec Umberto comme avec Marc ou David (Bowie), le problème est ici avant tout égotique. Il est difficile de se défaire d’une présence aussi appuyée, qui colore l’acte musical jusqu’à l’aspirer, qu’importe le nombre de réinventions, quand réinvention il y a – désolé Ziggy. Le perso d’Umberto Tozzi reste plutôt stable à travers les âges, à savoir ce dandy de la norme balavoinesque aux cheveux de feu, et la rengaine fatigue un peu.
Et donc de manière assez étonnante, c’est avec un album où le chanteur s’incarne autrement, délaissant un organe vocal parfois un poil envahissant qu’une seconde rencontre a eu lieu. Paru en 2006, Heterogene déroule sur treize titres une sorte de lounge trippy et mélancolique, très chaude et caractéristique de l’époque. Du trip-hop quoi, mais chic et sans salissure, que je n’associerais pas d’emblée à Umberto. Même si ce n’est pas évident direct, on capte assez vite sa touche, cette façon de transformer la pacotille en quelque chose de sensuel. C’est délicieux et addictif, bien sûr : les petites mélodies fulgurantes et les lignes de basses onctueuses touchent pile là où elles doivent, les pianos qui chialent à grandes eaux et les plans mille fois touillés dépassent une condition qui semblait pourtant inéluctable.
Certains passages tiennent de l’exploit. Alors qu’on est prêt à le voir se prendre les pieds dans le tapis, il bondit et nous rappelle l’archange pop qu’il peut être. C’est le riff de saxophone auquel s’ajoute celui de flûte sur « Pink », les violons synthétiques un poil têtus sur « Heterogene » ou « La Nuit À Montecarlo », l’accordéon sur « Like a Dream », les percussions méditerranéennes omniprésentes, les boucles de batterie qui laissent voir l’élastique. C’est la merveille « Naty », deux minutes que l’on pourrait échanger sans peine contre l’intégrale de Stranger Things et de M83. Les stabs et les nappes de synthétiseurs sont d’une propreté qui évoquent à la fois la Dreamcast et le Christophe des années 2000. Même les moments essentiellement gênants, comme le morceau-dédicace à Mohamed Ali à deux doigts du blackface sonore, sont carrément en place. Franchement, pensez ce que vous voulez mais « Queen of Love » me fait sincèrement décoller !
Ce n’est pas un opéra mais une symphonie de quat’sous, si vous me permettez cette reprise hasardeuse, qui nous emmènent quand même très loin par son audace. Alors oui, treize chansons qui s’enchaînent, ça peut-être un peu long. En toute honnêteté, ça l’est parfois. Rien ne ressemble plus à un solo de flûte qu’un solo de flûte, mais c’est le jeu et on se laisse porter par ce feeling jazzy (« David’s Song », quel enfer !), souvent ébahi·es par le talent artisanal d’un monsieur Tozzi qui se fait sans peine à son nouveau costume.
Qui fait quoi là dessus d’ailleurs c’est un mystère, et seuls des songwriters bien solides sont crédités. Tozzi, on l’entend vraiment une fois, sur « Joe » où il reste en arrière, ce qui change un peu. J’aime bien. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne prend pas toute la place pour autant. On entend quand même pas mal de voix féminines sur Heterogene ; aucune de ses propriétaires n’est nommée, pourtant. Est-elle seule à assumer ces parties, sont-elles plusieurs ? Mystère. Là, comme avec « Te Amo », nous sommes au cœur du problème de ce chanteur : pour Umberto Tozzi, les femmes ne sont que des objets, de son désir ou à son service, quand elles chantent (si bien). Les paroles sont creuses ou ne disent presque rien, comme si, au-delà du manque d’inspiration, on glorifiait le fait d’avoir réduit ces voix à une fonction. C’est d’ailleurs une femme, nue et dont on ne voit pas le visage, qui orne la pochette ; quel symbole, comme ce titre qui se voudrait ambigu mais ne l’est en fait pas du tout.
Je ne tenterais pas de généralisation raciste sur l’ancrage du patriarcat italien, surtout que l’on peut observer cela partout sur Terre, en fait. Alors j’écoute, et mon oreille se fait à chaque fois plus retorse, moins naïve. J’écoute, avec toujours en tête les fantômes de ces femmes disparues, effacées par un homme qui tentait lui-même de s’occulter, scène triste et banale d’une industrie promise au démantèlement populaire. Très bientôt, je l’espère.
PS : J’aurais pu tenter en titre un truc vraiment abusé genre « Umberto Tozzi, l’hétéro gêne » ou « le gène hétéro » même, mais je me le serais jamais pardonné. Voilà !