Je suis tombée amoureuse à Dour. C’est là-bas, pour la toute première fois, que je me suis retrouvée à l’été 2022 face à un mur de son. Le soleil se couchait sur les champs d’éoliennes et des stacks crachaient, me surplombant comme des géants de bois. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais jamais réellement pris conscience de la puissance des basses, ou plutôt de l’effet irrésistible qu’elles produisaient sur moi.
À l’adolescence, je fréquentais pourtant régulièrement des soirées techno dans des grands hangars aux portes de Paris. Durant ces fêtes, l’expérience corporelle que peut procurer la musique, sa physicalité, était trop souvent éclipsée par des retours abrupts à la réalité. Certes, j’ai vécu par instants des moments de grâce durant lesquels la dureté des kicks industriels, mêlés à mon état, me laissaient entrevoir un semblant de lâcher prise, mais tout à coup – un mec torse nu venait de me pousser, on avait renversé l’intégralité d’une pinte tiède sur mes Docs, ou les deux à la fois. Les instants d’extase restaient fugaces, constamment rattrapés par le chaos ambiant.
À Dour, sur le dancefloor de la scène appelée « Dub Corner », qui était concrètement un carré d’herbe, pas de lunettes de vitesse ou de mâchoires serrées en vue. Simplement des corps qui se déplaçaient à l’unisson en un lent mouvement de balancier. Alors bien qu’il soit difficile pour moi d’admettre d’avoir vécu une expérience quasi-spirituelle au cœur de ce giga festival belge, entourée de rastas blancs pieds nus, il est indéniable que cette soirée a fait éclore une nouvelle sensibilité en moi. Les basses s’étaient frayées un chemin vers mon cœur, pour ne jamais plus le quitter.
Cet amour, qui était donc né du reggae et du dub, s’est approfondi au fil des années, naturellement, jusqu’à se transformer en relation passionnelle avec le dubstep et les hybridations du 140 BPM anglais. Pourtant, comme beaucoup de gens de ma génération, ma première rencontre avec le dubstep, ou plutôt avec ce qu’il était devenu, s’était faite via Skrillex autour de 2011. Le producteur américain en incarnait alors une version très mainstream, qui m’horripilait pas mal à l’époque, coincée que j’étais dans ma phase indie-rock. Ses mids stridents étaient incapables de m’émouvoir comme le faisaient les accords des Arctic Monkeys – j’avais déjà un penchant pour ce qui se passait au pays des basses distordues et de la jelly. Pour moi, le dubstep, c’était alors surtout les mecs de ma classe qui puaient le Axe, ou les intros criardes de chaînes YouTube de gaming.
Ce n’est que plus tard, en 2023, qu’un.e ami.e avec qui je partageais une sensibilité musicale m’a sommé de visionner la Boiler Room de Mala, datant de 2015. Et là ça m’est apparu comme une évidence. C’était ça, le son que je cherchais sans le savoir. Ce set, c’est presque la quintessence du genre : Mala, à moitié dans l’ombre, enchaîne avec une grâce divine classiques et dubplates obscures à faire trembler les murs. Les gunfingers et les cris de liesse du public lors des rewinds sont sublimés par des néons rouges et verts. L’ambiance est sombre, épaisse, pure.
Je (re)découvrais alors un genre que je pensais abhorrer. En même temps, hormis le nom, il m’était difficile d’établir des liens entre le dubstep skrillexifié, et la beauté qui me submergeait dans ce que je venais de découvrir. Le mystique du dub et la moiteur du club se rencontraient, et j’empruntais pour la première fois le pont qui les reliait depuis tout ce temps.
Rapidement, cette rencontre musicale a muté de crush à quasi-obsession : sessions de digging interminables, visionnage de documentaires, et surtout des heures et des heures passées à écouter des mixes. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que j’ai réalisé que depuis le début, je ne m’étais jamais posé la question de la représentation au sein de cette scène. Moi qui d’ordinaire m’intéresse systématiquement aux enjeux politiques qui régissent ma consommation culturelle, ce genre musical s’extrayait miraculeusement de ma grille d’analyse. L’intensité de l’expérience passait avant toute réflexion critique. Pourtant, il faut bien l’avouer : en regardant à nouveau la Boiler Room de Mala, je ne voyais que des mecs. Avec du recul, j’ai l’impression que me prendre de plein fouet un courant qui m’était tout nouveau et ressentir l’excitation de m’y lancer toute entière a en quelque sorte éteint mes radars.
Par ailleurs, les milieux techno que je fréquentais plus jeune étaient queers, ce qui rendait évidentes les interrogations politiques, que nous considérions comme indissociables de la façon dont nous faisions la fête. Le dubstep occupant une place bien moins importante dans le paysage festif parisien, et étant historiquement hétéro, il y existait beaucoup moins de discussions, et il m’a manqué une contextualisation qui aurait pu me permettre de me poser ces questions, au moment de ma rencontre avec cette scène.
Ce qui est paradoxal, c’est que mon entrée dans cette culture s’est faite avec une étonnante douceur. Je pense que ça tient à deux choses. D’abord, parce que le dubstep – comme beaucoup de genres issus du hardcore continuum dont parle Simon Reynolds – est si viscéral qu’il laisse peu de place à la drague sur le dancefloor. Les mecs sont trop occupés à headbanger pour mater. Ensuite, parce que le moment que traverse actuellement la scène bass me semble décisif et profondément transformateur. Restée cantonnée à un certain underground pendant plus d’une décennie, éclipsée par la techno (d’autant plus en France), elle a eu tout le temps de se réinventer. Aujourd’hui, grâce à des artistes FLINTA (femmes, lesbiennes, intersexes, non binaires, trans et agenres) qui ont œuvré dans l’ombre, les minorités de genre et les personnes queer y sont plus visibles.
Je pense que si j’avais découvert cette scène à ses débuts, elle m’aurait de fait paru moins accueillante. Il suffit de regarder les figures fondatrices du dubstep, comme Coki, Mala, Benga, Skream, Kode9 ou encore Loefah, pour comprendre à quel point ce milieu s’est construit autour d’un noyau masculin. Il faut néanmoins citer la journaliste et DJ Mary Anne Hobbs, qui a participé de façon indéniable à la popularisation du genre dans son émission The Breezeblock sur BBC Radio One, avec une mention spéciale à sa « Dubstep Warz », soirée radiophonique qui a marqué un véritable tournant pour la scène. Et si, certes, il existait bien des femmes et des personnes queer des deux côtés des platines dès les balbutiements du dubstep dans les années 2006-2008, découvrir ce monde quinze ans plus tard m’a permis de l’envisager différemment, désormais à travers des labels et des artistes qui me ressemblent et m’inspirent : des pilliers comme Mia Koden ou Sicaria, Beatrice M. et son excellent label Bait, Soa420 de Zone Rouge, Dangermami et le collectif Femme Bass Mafia, la fondatrice de Woozy Dub EMA, l’américaine Carré, Ma Sha et son duo Sha Ru, pour n’en citer que quelques-un·es.
Mais est-ce que cette évolution de la scène influence les sonorités du dubstep en 2025 ? Si on prend l’exemple d’une artiste comme aya, dont l’excellent et remarqué hexed! est sorti en début d’année sur Hyperdub, il est indéniable qu’on assiste à une vraie dé/reconstruction de la bass music. Sa musique, sombre et épileptique, passe au blender dubstep, drum’n’bass, IDM, noise et techno. Son appropriation personnelle des sonorités issues du continuum hardcore, sa façon de les tordre, de les désosser pour reconstruire une sorte de chimère, fait penser au travail certain·es de ses pairs issu·es de l’hyperpop : il s’agit de faire bouger les frontières du genre par sa queerness, et d’appliquer la même queerisation à sa musique et à la façon dont elle sonne.
Néanmoins, si on interroge véritablement la façon dont se positionnent la plupart des artistes que j’ai cité·es plus haut vis à vis du dubstep, elle semble davantage s’inscrire dans le prolongement de l’empreinte sonore des débuts du genre que dans une rupture manifeste. Bien évidemment, en près de vingt ans, le son a évolué : les basses ne sonnent pas tout à fait pareil, les samples ont changé, la compression n’est pas la même… Mais ces mutations résident davantage dans les évolutions techniques des méthodes de production, et dans l’évolution esthétique de la forme, que dans l’identité des personnes qui produisent cette musique. En résumé : non, il me semble que ce nouveau dubstep ne sonne pas différement parce que produit par des femmes et des personnes queer.
J’en profite pour remarquer au passage que le constat ne sera pas le même si on songe à d’autres genres historiquement mascu réappropriés par les minorités de genre, comme le perreo. Dans ce cas précis, il est évident que la musique en elle-même en a été transformée. Reposant principalement sur des mots chantés ou rappés, il suffit d’écouter ce qui est dit pour savoir qui se trouve derrière le micro. Quand Tomasa del Real et DJ Lizz chantent Búscame en el OnlyFans/Tu amor mándamelo por PayPal/En la cama tú elígeme el disfraz/Pero pa’ eso me tiene que pagar (« Retrouve-moi sur OnlyFans/Ton amour, envoie-le moi par PayPal/Au lit tu choisis mon costume/Mais pour ça tu dois me payer »)
dans leur hymne pro-sex work La Puteria, il est indéniable que leur féminité et ses enjeux sont des éléments essentiels à leur réinterprétation du genre que l’on nomme neoperreo. Dans ses sonorités mêmes, l’appropriation du perreo par les femmes et les personnes queer a également contribué à lui apporter d’autres influences musicales, issues des musiques électroniques et de l’hyperpop.
Mais dans le cas de cette nouvelle scène dubstep, on assiste donc davantage à une évolution du public et des artistes que de la musique en elle-même et de la façon dont elle sonne. Le dubstep est très majoritairement muet, exprimant sa complexité dans l’agencement de ses kicks syncopés et le wobble de ses basses. Ainsi, ce que l’on pourrait appeler le neodubstep exprime son individualité et son changement à travers les personnes qui se trouvent devant et derrière le booth, et les valeurs qu’il transmet.
Comme dans toute love story, j’ai bien conscience que mon regard est sans doute quelque peu fantasmé. S’immerger dans une subculture musicale, c’est faire des compromis, choisir de voir ce qui nous stimule et nous ravit, de ne pas voir les choses qui nous mettent mal à l’aise. Alors si je me fonde sur mon expérience, j’identifie une transformation radicale de la scène. En janvier dernier, voir Mala mixer dans la Chaufferie de la Machine du Moulin Rouge, entourée d’autres queers en délire, c’était un vrai moment full circle. Mais cette reconfiguration ne fait que commencer et il faut soutenir plus que jamais le travail des collectifs, labels, producteur·ices, DJ non-mecs-cis pour que le momentum ne s’arrête pas. De là d’où je parle, j’ai l’impression que plus d’une décennie plus tard la scène a changé — et pour le mieux.