ptite soeur : trouble dans le rap

ptite soeur #CUT4̟͎̇̇̍͢Z̷҈͎͐͑͗Ằ̷̳̟̟͎̩͌̿̄̄̍̀͜L̴̘̙̘̞̄̄̇҃⃑͡G̸҉҉̣͉̈́Ọ̴̩́̄̇̍͘
Soundcloud, 2025
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Musique Journal -   ptite soeur : trouble dans le rap
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Quelle expérience se rapproche le plus de celle que ressent un amateur de Vrai Rap© qui entend ptite soeur ? Peut-être quelque chose de similaire à ce qu’a ressenti un soldat de la grande musique classique occidentale devant la musique atonale d’Arnold Schönberg (carrément). Un sentiment qu’on se fout de sa gueule et que cette texture sonore stridente, désagréable à l’oreille, a autant à voir avec ce qu’il appelle musique que des craies sur un tableau noir.

Pour autant, le son de ptite soeur est loin d’être une révolution absolue. L’artiste a, sous un autre nom, un passé sur Soundcloud, à l’époque où la plateforme, dit-elle, était peuplée de « schools shooters et de trimards ». Dans l’imagerie, au premier abord, c’est le starter-pack artiste du 667 / incel du 18-25 qui aurait encore moins lâché son ordi pour aller dehors – et aurait, du coup, consommé encore plus d’anxiolytiques. Un tweet volontairement stupide a dit que si « Freeze Corleone a fumé l’herbe qui rend antisémite, Ptite Sœur a fumé celle qui rend trans » (sic), c’est dire à quel point le public de cette scène a l’air bien ravagé. En réalité, Freeze et Soeur se rejoignent dans une matrice commune qui nourrit tant le rap en France que les animateurs politiques de chaînes Twitch : la fameuse culture Internet, ses « théories qui rendent gogols » (« SŒUR LOCATION ») comme ses fulgurances d’intelligence collective. Dans le son, ça ressemble parfois à ce que certains appellent le digicore, une branche de l’hyperpop, moins mignonne, plus distordue, davantage influencée par la trap/drill US de la décennie 2010 et surtout, par ses basses 808. Pour caricaturer, Ptite Sœur s’inscrit dans cette musique ultramoderne où tout est « hyper », tout est poussé à l’extrême, la texture digitale de la musique en premier lieu. Une texture complexe mais brutale, qui fait coexister dans un vacarme incohérent saturations diverses et variées, glitchs furibonds, reverses, alarmes, sirènes, sons de téléphones, de GameBoy désuètes, voix pitchées qui n’ont presque plus rien d’humain ou le sont peut-être trop, etc. En un sens, c’est au sein de cette scène qu’évoluent les rejetons rejetés du grand monde du rap français, y compris d’une partie de l’autoproclamée new wave. Si le digicore apparaît sous certains aspects comme une continuité extrémiste de ce rap new gen, Ptite Soeur se situe quelque part au-delà des deux. Une seule chose est sûre, quiconque tentera de lui foutre une étiquette dessus se fera disstracker la gueule au détour d’une rime ou d’un post ironique – et ce sera probablement bien mérité. Côté drip, c’est « plateformes de la taille des pyramides de Gizeh », du genre à se faire insulter non-stop en cas de passage sur Apple Music une semaine où Booba daigne regarder. 

Sur le papier donc, l’auditeur de Vrai Rap (celui qui porte aux nues le classicisme des X-Men, le lyrisme rocailleux de Salif ou la technique d’Infinit) est censé détester. Pourtant, quelque chose l’attire; lui rappelle même, sous la forme d’échos, ce qu’il aime dans la musique. Il est vrai que de l’extérieur, la matrice rap est facilement décelable chez ptite soeur. Déjà, parce qu’elle rappe. Elle rappe parfois même avec une technicité quasi académique, qui contraste avec ses instrumentaux ultramodernes perturbants. Notamment sur « Redsun » (mai 2023) et l’EP commun avec le rappeur Gemroz (juin 2024), où sont réverbérés les échos d’une trap un temps ringardisée, qu’aujourd’hui une poignée de jeunes issus de la culture Internet remettent au goût du jour. Une trap de studio, dotée de mille arrangements qui permettent de compenser un éventuel manque de charisme, striée de sons électroniques incohérents. Dans cette primauté accordée à l’instru plus qu’à la piste vocale, Ptite Soeur rejoint le credo unificateur du rap new gen, difficilement catégorisable sous une étiquette commune, si ce n’est par cette importance redistribuée à ceux qui fabriquent la musique. Elle offre d’ailleurs le name-dropping le plus drôle d’une des figures de cette scène, connu pour l’aigu déformé de sa voix : « tu fais le tough guy sur la track, tu r’pars avec la voix de Khali »  (« ANTHONY FANTANYL »). Bien qu’affirmant la supériorité de l’instru sur les paroles, la voix de la rappeuse, toujours modifiée mais toujours identifiable, surgit nette comme un tracé ECG au milieu de basses, de sons électroniques et de bruits saturés. Elle est le fil d’Ariane de l’auditeur de rap français. Son résidu de tonalité – de normalité – dans un labyrinthe sonore où cohabitent consonances et dissonances, bruits et instruments, mélodie et technologie.

Du rap, elle a aussi le goût de la haine. Un des titres, « KAYFABE » a ainsi provoqué un petit chaos sur TikTok, aboutissant à la suspension d’une employée de mairie qui s’est filmée en le chantant, en raison de son refrain – terriblement efficace, il faut l’admettre. L’artiste scande en effet, sur un cut qui la rend bien audible, « il faut tuer Emmanuel Macron ». Une ultra-littérarité, digne d’une époque où le capitalisme facho ne fait même plus « semblant de », que trouble, par un jeu de poupées russes ironiques, un message de prévention de la World Wrestling Entertainment : « les superstars de la World Wrestling Entertainment sont des professionnels de haut niveau, avec des qualités athlétiques exceptionnelles. En conséquence, il ne faut absolument pas essayer de reproduire ou d’imiter le contenu de ce programme ». Jolie variation sur le parental advisory, ou de ces fameuses exergues placées par précaution au début des clips de rap qui parlent de police ou d’hommes politiques de manière peu révérencieuse. Cette entrée est d’autant plus fine qu’elle a en fait un triple emploi : préventif (ceci est une œuvre de fiction, vous êtes dépressifs les jeunes mais n’allez tout de même pas tuer Emmanuel Macron), esthétique (la voix du présentateur est drôle, caractéristique des inserts ironiques de l’artiste) et une fonction d’egotrip, qui là-aussi la rapproche du rap : comme les athlètes de haut niveau, ptite soeur et Gemroz sont trop forts, ne les imitez pas. Le titre est lui-même une référence au caractère fictionnel de la violence mise en scène : « Kayfabe », soit l’illusion entretenue dans les combats de catch, à laquelle tout spectateur consent. Bref, rien qui mériterait qu’on ne comprenne pas la dimension chorégraphiée de cette violence sonore et visuelle. Car le clip aussi vaut le détour, avec son esthétique urbex ultra-grunge, ses superpositions d’images réelles et de personnages animés dans un flou bordélique.

Si « Kayfabe » est une réussite, l’autre endroit où cette matrice rap se décèle est beaucoup moins intéressant. Ce sont dans les multiples référence au game version internet de cette musique, samplant dans « #CUT4̇̇͢Z̷҈͎͐͑Ằ̷L̴̄̄G̸҉҉̣͉̈Ó̴͘, » des extraits audio de célèbres ou d’obscures chaînes YouTube – comme celle, un peu mystique, de « L’archéologue du son » pour qui la découverte de ptite soeur a fait office de révélation laïque. Sur ce dernier projet en date (paru le 1er avril, histoire de faire toujours un peu douter du sérieux), les titres sont calligraphiés comme des statuts MSN-Skyblog mais illisibles pour les millenials, avec une ironie ironiquement ironique que renforcent les visuels disséminés ça et là : ptite soeur au milieu d’un boys band aux beaux cheveux dans un montage absolument horrible, la tête d’un célèbre intervieweur étiqueté rap qui lui demande ce qui l’a fait quitter « 1D » (One Direction)… De quoi rendre fou la catégorie de la population sur terre depuis plus de trois décennies, qui en 2025 s’évertue au mieux à trouver l’héritage de Despo Rutti derrière l’e-trap de TH. Paradoxalement, c’est en s’adressant explicitement à ce public rap (en invoquant ses YouTubeurs et ses influenceurs) que l’artiste est la moins susceptible de le convaincre. Une exception : les moments où elle adopte face à ce game le sarcasme au vitriol d’un rappeur comme SidiSid (« fuck le 17 nan ils fuckent des hoes de 17 ans »), allant jusqu’à tailler son propre public : « Soeur c’était mieux avant qu’ils en fassent un putain d’cinéma » ,  « les gars concernés peuvent même pas venir en concert / ils gaspillent des ronds pour voir des rappeurs en concert » (ou “en conserve”, mais l’idée reste la même). 

Cela dit, ce versant de sa musique pointe les limites de ces scènes d’entre-soi, parfois autodestructrices, propres à une ère où presque tout ce que les gens pensent de vous est à portée de clics. Il y a trop d’inventivité qui déborde de ptite soeur pour que l’on se contente de chansons sur des DM de haters. De toutes façons, entre son épuisante fanbase, ceux qui la prennent pour une bourge et peut-être même les services secrets français, la célébrité promet plus d’emmerdes qu’autre chose. Elle le sait : « tous ces bâtards mettent la lumière sur ma gueule, je fais que d’éteindre ». À plusieurs reprises, l’artiste constate avec un sarcasme trop rapidement expédié pour y déceler de l’amertume, mais pas anodin, l’écart entre la qualité de la musique qu’elle fait et ce que son apparence renvoie: « il était fan du son, dans la forme et le fond, mais depuis qu’il a vu nos têtes il veut plus s’abonner » (« 34%⃕ 33%⃕ 33%⃕ »). C’est vrai qu’il y a quelque chose dans la texture sonore même, dans ce style de musique brouillée, qui entrepose les couches de sons et de sens les uns sur les autres, de l’ordre de la pudeur. Plutôt, quelque chose qui vise à rendre particulièrement difficile la catégorisation, la critique ; qui entrave au maximum toute tentative de formuler des jugements sur elle. L’egotrip côtoie la loose aux mêmes sommets. Sa musique, comme la gestion de son image, en dit soit trop, soit pas assez. Comme si le pire défaut sur Terre était qu’on puisse lire en elle comme dans un livre ouvert, d’avouer ressentir et dire ce que d’autres ont déjà ressenti et dit huit mille fois – d’être corny.

Niveau paroles, on peut s’interroger sur le soubassement complotiste de son esthétique (et sur le fait que l’artiste étant blanche, la bourgeoisie culturelle y voit un peu plus d’art et un peu moins de dangereux premier degré). Cependant, ce dernier semble de moins en moins prégnant. Ptite soeur donne plutôt l’impression d’être une sorte de Lain – héroïne cyberpunk de la série Serial Experiment Lain – particulièrement loquace. En plus de références pointues bien à elle (hormonothérapie, anxiolytiques, jeux vidéos horrifiques, cryptomonnaie et drogues illicites), elle tire du rap français de belles qualités d’écriture. Chaque EP contient des saillies dignes de nos shit talkers aux éclairs de lucidité (« J’ai mes limites, je fais pas taffer les autres pour une vie d’enfer » ; « Jamais je vais céder pour un CDD ») ainsi qu’une dose appréciable d’humour noir (« Quand je consomme au moins la drogue elle m’insulte pas » ; « Le suicide est pas remboursé par la Sécu »). 

Punchlines entre l’autodérision absolue et l’egotrip, goût pour les basses et les paroles qui secouent et surtout, flow qui a du caractère : Ptite soeur peut-elle finalement avoir sa place dans le cœur de l’auditeur de Vrai Rap ? Il reste un obstacle majeur, propre au dogme de beaucoup de ces musiques hybrides. En effet, à force de « détruire toutes les barrières », de « casser tous les codes », ce ne sont pas seulement les barrières et les codes qui sont anéantis, mais aussi l’ambition de faire des chansons. L’écoute de #CUT4̇̇͢Z̷҈͎͐͑Ằ̷L̴̄̄G̸҉҉̣͉̈Ó̴͘ est parfois entravée par des éructations, des interludes sans trop de liens avec la musique. Bien qu’ayant le mérite d’être cohérentes avec la cacophonie absurde de l’époque, elles plombent l’écoute même la plus enthousiaste. 

Pourtant, si la rappeuse a bien un talent, et se distingue de ses pairs dans le même registre, c’est dans sa capacité à faire de ce chaos d’influences et de sons ultramodernes, de cascades d’ironies et de replis sur soi, quelque chose de beau. Dans les moments où elle fait naître l’émotion de ces saturations faussement chaotiques, la musique de ptite soeur est une respiration salvatrice. Pourquoi ? Parce qu’elle fait réaliser que derrière l’encombrement et la discordance, il y a en fait une immense créativité, ordonnée par une sensibilité unique. Un son neuf, plus adapté au présent, qui semble déborder d’un ordinateur auquel elle serait comme Lain presque organiquement rattachée, tant elle semble naviguer avec virtuosité dans tout ce qu’il peut produire. Pour que cette réalisation advienne, il faut savoir la laisser entrer. Trouver, derrière les dissonances et les expérimentations excessives, ce fil de juste tonalité à même de nous guider au-delà des étiquettes et des préjugés. Et qui amènerait à faire écouter différemment, non seulement ptite soeur, mais peut-être même, après, la musique en général. 

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