Le mois dernier, Loïc nous menait dans les eaux troubles du jazz-rock et du rock progressif, et je me faisais la remarque en le lisant que dans ce vortex, la place des femmes était très peu enviable, pour le dire poliment. Entre l’obsession de la virtuosité technique, le culte d’une inventivité « sans frein », et une conception plus ou moins viriliste de l’expressivité, la création prog/jazz-rock a en effet tout d’un privilège masculin. En vous parlant aujourd’hui de Jacqueline Thibault, je voudrais mettre à mal ces archétypes et offrir un éclairage alternatif sur ces scènes.
Jacqueline Thibault est une musicienne très méconnue, qui a été la compagne d’un musicien un peu plus connu, du nom de Laurent Thibault, bassiste, guitariste et producteur du premier Magma. Le couple a longtemps vécu et œuvré dans l’Oise, au château d’Hérouville, lieu célèbre pour avoir hébergé le studio légendaire du même nom, où ont enregistré entre autres Bowie, Marvin Gaye, Pink Floyd, Fleetwood Mac, sans compter Polnareff, Nougaro ou Higelin.
À côté de ses activités d’instrumentiste de session au château, Jacqueline a édité en 1974 un album fabuleux intitulé Galaxies sous le pseudonyme de Laurence Vanay. Surtout connu des collectionneurs et spéculateurs, c’est une merveille de jazz-rock tendre et psychédélique, qui sonne comme une déclinaison élégiaque et élégante de Brigitte Fontaine. On y retrouve Laurent Thibault, ainsi que quelques autres musiciens inspirés, et le tout est produit par Gérard Manset. La délicatesse d’une ballade comme « Le loup qui pleure » résume parfaitement l’esthétique de cette première sortie.
Suivront deux autres disques sortis sous des pseudos non-genrés, Gate Way et Maire Menesson, dont les pochettes montrent, respectivement, le visage de Laurence/Jacqueline, et le corps d’une autre femme, nue, enlacée par un boa. La musicienne refuse d’associer son identité féminine à cette sexualisation imposée et choisit donc de ne pas être créditée sous le nom de Laurence Vanay ou de Jacqueline Thibault. Puis elle enregistre deux autres albums que Barclay déclinera et qui ne seront édités qu’en 2015 par le label américain Lion Productions, à nouveau sous le nom de Laurence Vanay – à noter qu’un de ces titres inédits, « Eyes Closed On The Way », sera samplé par le rappeur d’Atlanta T$AN.
Le machisme systémique encore extrêmement ancré dans la scène culturelle post-68 a empêché Vanay/Thibault de suivre une carrière signe de ce nom, sachant qu’elle abattait en outre un travail de l’ombre considérable avec son mari, au service d’autres artistes à Hérouville. Elle n’a donc pas laissé la marque qu’elle mériterait d’avoir dans l’histoire musicale des seventies françaises. C’est dommage, car son écriture porte en elle la possibilité d’un autre prog hexagonal. La meilleure manière de plonger dans sa musique et de lui offrir une visibilité aujourd’hui, c’est d’aller écouter la compilation réalisée en 2022 par sa fille, Marine Thibault, elle aussi musicienne.
J’adore ce principe de curation mère-fille, qui nous plonge directement dans la confidentialité d’un lien filial : Marine a-t-elle assisté à l’enregistrement ou à la composition de tel ou tel morceau ? Jacqueline jouait-elle ce morceau à certaines occasions, à certains moments de la journée ? On ne sait pas, mais le fil de la sélection nous laisse imaginer les contours intimes des contextes d’écoute. Cela rend cette compilation particulièrement poignante, d’autant que l’on sent bien la nostalgie pour les années passées au « vaisseau de pierre », le surnom du studio d’Hérouville, où Marine est née, entourée de synthétiseurs et de musicien·nes. Par ailleurs, le dernier morceau est une forme d’adieu à ce lieu, composé par Jacqueline peu avant que la famille Thibault soit forcée de quitter le château.
Les douze morceaux sélectionnés présentent le versant le plus tranquille de la musique de Laurence Vanay. On retrouve là des rêveries à l’orgue ou au Rhodes, parfois accompagnées de la voix tranquille de la musicienne, alors que l’orchestration est le plus souvent juste et discrète. Il y a une velléité cosmique certaine, mais cela ne tombe jamais dans la fantasmagorie lourdingue. Le tout reste très chic et aérien, on dérive en douceur, comme dans une cosy-fantasy musicale délicate.
Dans tous les morceaux, on retrouve une douceur envahissante et solaire, expiatoire et parfois cruelle, qui me fait aimer même certaines suites d’accords un peu pompeuses, par exemple sur « ADN ». Les morceaux clavier et voix sont à mon sens irrésistibles, comme « Demain », issu de Galaxies. Mais c’est le psychédélisme quasi pop des ballades instrumentales qui me séduit le plus, comme sur « Morning Quiet Song » ou « Evening Colours », issues de l’album qu’elle a enregistré en tant que Gate Way. La musique de Vanay arrive à faire marcher ensemble une sensibilité psyché, une esthétique pseudo-médiévale délicieusement naïve et une certaine virtuosité jazz-rock à la française, et c’est un cocktail parfaitement recommandable pour les errances en hautes herbes de la saison estivale. Porté par les tribulations exquises de Laurence Vanay en territoire progressif, on décroche.
Invisibilisée par la misogynie crasse de l’industrie du disque comme par celle des scènes alternatives où elle évoluait – rappelons une fois de plus à quel point ces milieux soi disant contestataires sinon révolutionnaires fonctionnaient comme des boys’ clubs – Jacqueline Thibault nous a néanmoins laissé des chansons aussi belles que secrètes, que nous pouvons heureusement découvrir un demi-siècle plus tard.
Un commentaire
Merveilleuse découverte. Merci mucho.