Beauté et dignité du boom‑bap agonisant

DR YEN LO Days
2015
MIKE Weight of the World
2020
AKAI SOLO Ride Alone, Fly Together
2020
Écouter
Deezer
YouTube
Écouter
Bandcamp
Écouter
Deezer
Bandcamp
Musique Journal -   Beauté et dignité du boom‑bap agonisant
Chargement…
Musique Journal -   Beauté et dignité du boom‑bap agonisant
Chargement…
Musique Journal -   Beauté et dignité du boom‑bap agonisant
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Je voudrais aujourd’hui vous parler de trois disques de rap (l’un sorti il y a six ans, les deux autres l’an dernier) et d’un phénomène que je trouve passionnant même si j’en prends conscience très tard : c’est la phase particulière, qui ressemble à une étrange agonie, que vit en ce moment le rap new-yorkais canal historique qu’on appelle (ou qu’on appelait) boom-bap. J’aimerais prendre le temps de digérer tout ça pour écrire quelque chose de plus consistant plus tard, et j’ai d’ailleurs demandé à un auteur plus expert que moi, à savoir Damencio de contribuer sur le sujet prochainement ici, mais j’avais déjà envie de débroussailler le terrain parce que je trouve ces disques réellement exceptionnels.

Je dois admettre que je suis totalement passé à côté de Roc Marciano, alors qu’il n’est pas un rappeur franchement confidentiel en France depuis qu’Enora Malagré s’est déclarée fan de lui. Il est pourtant une figure cruciale de cette séquence du boom-bap initiée il y a je dirais un peu de moins de dix ans, et qui se diffuse sérieusement depuis quelques années à New York, mais aussi chez certains artistes de Los Angeles ou de Cincinnati (tels que Pink Siifu). Je ne suis pas toujours fan de la voix et du flow de « Marci », auxquels je préfère largement ceux de son ami Ka, ex-membre de Natural Elements au destin peu commun puisqu’il a été longtemps pompier de carrière. Mais c’est surtout en termes de prod que lui, ainsi que Ka ou leur pote Preservation, font des trucs qui me fascinent. J’espère qu’il y a aura un jour des livres et des cours d’histoire de l’art sur cette période (décadente ou puritaine ?) où les beatmakers ont décidé de zapper les drums, ou du moins les mettre au deuxième plan, et de se concentrer surtout sur les samples, de les étirer, les tordre, les approfondir, les hacher, grosso modo de les mettre bien ou de leur faire du sale, mais en tout cas en dégageant presque totalement les batteries, kicks, snares ou charleys, ou de le déchiqueter ou les chiffonner assez fort pour qu’il n’en reste que des résidus tout froissés, des rogatons, des bris impossibles à recoller. On a donc l’impression d’entendre des beats réduits à l’état de dépouilles voire d’écorchés, une musique sans muscles ni os, un amas de chairs qui peut sembler effrayant, puis qui intrigue, avant de se révéler magnifique à entendre.

C’est entre autres Julien Morel et Hugues Rey aka Bobmo qui m’ont mis sur la piste de cette phase terminale du boom-bap. Bobmo présentait ça comme du « Dean Blunt pas branché » et cette formule très juste résume de fait le son d’un disque comme Days de Dr Yen Lo, collab entre Ka et Preservation sortie en 2015, où l’on a l’impression que la plupart des pistes de batterie ont été coupées, ou qu’il y a eu un problème de paramétrage de Pro Tools, qu’un limiteur chelou s’est déclenché, je sais pas, c’est dingue en tout cas. Ça s’entend par exemple sur ce morceau featuring justement Roc Marciano, où les rares appuis rythmiques sont des éléments secondaires : le sample est superbe mais où sont donc passés le boom et le bap ? L’album est fascinant en tout cas et ce n’est pas Eric Vernay qui me contredira puisqu’il a fait exactement la même remarque que moi en 2015 à la sortie du projet.

On sait que Earl Sweatshirt, même s’il est de L.A., a depuis le milieu des années 10 pas mal cultivé ce type d’instrus où le sample dévore tout le reste, ne laissant que l’espace minimum à des drums sourds et engoncés, et on sait aussi qu’il a bossé avec les New-Yorkais Medhane et Mike dont nous parlait ici même Marco Baly dans son bilan de l’année 2019. Quand il ne rappe pas, Mike est beatmaker sous le nom de dj blackpower et il est super fort, je vous conseille son travail sous ce nom, ou son album Weight of the World sorti l’an dernier, c’est vraiment la version nerd/arty/introspective de ce que font Marciano et ses amis, qui eux sont clairement des pimps, des malfaiteurs de carrière, des hauts fonctionnaires de la rue, même si ça ne les empêche pas d’être versés dans la recherche de la sagesse, voire le mysticisme.

En suivant la piste de Mike (et surtout le top 2020 de Damencio) je suis tombé sur Akai Solo, autre rappeur new-yorkais avec un public relativement réduit, fan de mangas et d’animes, aussi talentueux qu’affable, sans pour autant nous faire le coup du rappeur gentil et bien élevé. La plupart des sons, qui tendent parfois vers une sorte de « trip-hop de rue », brut mais vaporeux, sont produits par IBLSS, avec lequel le rappeur forme le duo Mad Moon, qui a sorti un projet mortel l’an dernier. Ce sont des mecs de Brooklyn mais qui font vraiment le contraire exact de la BK drill de feu Pop Smoke. Je ne saurais pas le prouver scientifiquement mais je constate que cette musique d’apparence très passéiste réussit à ne pas être réac, ni même réconfortante au sens nostalgique du terme. C’est du rap lucide, très marqué par la tristesse et l’amertume, par un sentiment de disparition du monde, une perte que l’on pleure à chaque mesure. Mais en même temps il y a une sorte de vitalité et d’élan qui se dégage des ruines de ce qui a été un jour le boom-bap et de la culture musicale pas facile à préserver à laquelle il appartient. C’est une vision qu’on a d’abord du mal à supporter mais qui exige de faire preuve de dignité, et ça finit par devenir très beau, et même par donner un peu d’espoir.

Je sais que ce genre de position anti-drums existait déjà par bribes depuis la fin des années 1990, en réaction à l’extrême domination de Premier/Pete Rock/Buckwild et leurs disciples : RZA a essayé des trucs en ce sens, surtout pour Ghostface qui sur Supreme Clientele notamment rappera sur des instrus (pas produites par RZA mais très imprégnées de sa touche) quasi privées de socles rythmiques solides. Je pense que c’est aussi pour les rappeurs une façon de s’exprimer autrement, de varier leurs placements et leur débit, d’aller chercher des trucs peut-être plus offbeat, plus parlés, plus chantés. Bigg Jus, dont je parlais l’autre jour, a été un pionnier de l’ombre de ce boom bap « à l’envers », mais pour le coup il pouvait autant arracher les beats que les samples eux-mêmes – il décharnait indifféremment, si je puis dire. Et puis il faut bien sûr citer MF DOOM parmi ces précurseurs, puisqu’il a adopté ce parti-pris « drumless » sur des morceaux comme « No Snakes Alive », « Tick Tick » ou « I Hear Voices ». Ces influences éparses n’ont toutefois, je pense, qu’indirectement joué sur cette esthétique qui n’est de toute façon pas une esthétique officiellement proclamée, puisque vous entendrez aussi, sur les disques que je vous recommande aujourd’hui, des instrus plus structurées avec des vrais kicks et des vraies snares. Mais j’adore l’espèce de dépit et d’héroïsme discret qui animent ces morceaux en errance, et j’espère que vous apprécierez autant que moi les talents de rappeurs d’Akai Solo (qui me rappelle souvent Vordul de Cannibal Ox dans le ton et l’énergie), de Mike (dont on ne sait jamais trop s’il est juste très laidback ou clairement en dépression) et surtout de Ka, beaucoup plus expérimenté et adulte que les deux autres et qui montre, sur ces sons pas évidents à rider, une dextérité sobre mais proprement hallucinante.

Benat Achiary et Bernard Lubat : basque c’était lui, basque c’était moi

Mathias Kulpinski nous emmène aujourd’hui en Euskal Herri pour nous parler d’un album enregistré en 1991 par le chanteur basque Benat Achiary avec Bernard Lubat, l’une des figures les plus libres et les plus inspirées du jazz français. Et ça donne une rare occurrence de musique à la fois traditionnelle, synthétique et improvisée. 

Musique Journal - Benat Achiary et Bernard Lubat : basque c’était lui, basque c’était moi
Musique Journal - Cette époque oubliée où un membre de la famille Chédid faisait de la bonne musique

Cette époque oubliée où un membre de la famille Chédid faisait de la bonne musique

Synthétique, minimaliste et porté par le tube qui lui donne son titre, l’album Ainsi soit-il de Louis Chédid est l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la pop française.

La turntablist anglaise Mariam Rezaei nous fait visiter son atelier découpe

En ce jour de deuil national britannique, on part pour Newcastle écouter une platiniste issue de la scène free/improv/expé/sans étiquette, qui se plaît à hacher tout ce qui lui passe sous le crossfader et notamment, dans sa pièce Wolf’s Tail, la voix d’une autre célèbre défunte anglaise : Margaret Thatcher.

Musique Journal - La turntablist anglaise Mariam Rezaei nous fait visiter son atelier découpe
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.