Sans encombre effectuons aujourd’hui, si vous le voulez bien, une seconde halte sur le long et verdoyant chemin de la décontraction. Après les fols sauts de cabri de la semaine dernière, je vous propose de passer une seconde couche de décapant afin de nous défaire du vernis merdeux de ces derniers mois, au moins le temps d’un été (svp). Là où la no wave next gen d’Easy Goat faisait office de choc antiseptique nécessaire et posait de nouvelles fondations, le présent produit fait péter les dernières digues du « à quoi bon ? » en éradiquant les traces les plus tenaces. Oui, je l’affirme ici haut et fort : nul rempart n’est assez solide pour arrêter l’utilitarisme de la library, surtout quand cette dernière tourne autour de la basse électrique. Et surtout quand l’instrumentiste en charge s’appelle Tony Bonfils.
Pour poser un peu le décor : Antoine « Tony » Bonfils n’est rien d’autre qu’une légende de la cinq cordes (basse et contrebasse) mention groove à la sauce américano-française, et ce surtout pour les décennies 1970-1980. Son jeu, extrêmement polyvalent, s’ancre à la fois dans le jazz, le continuum soul-funk-disco (il a participé), le prog, le psyché, et la chanson française. Ses lettres de noblesse, il les a notamment chopées en participant à l’album commun des violonistes Jean-Luc Ponty et Stéphane Grapelli en 1974, un disque légendaire et matriciel du jazz-rock à la française, aux côtés des non moins légendaires Maurice Vander (le papa de Christian, au piano), Philippe Catherine (le guitariste, pas le chanteur) et André Ceccarelli (batteur avec qui il collaborera à de nombreuses reprises, comme Grapelli et Vander, d’ailleurs). Et derrière, le catalogue des collab’ est d’une solidité à toute épreuve : Tina Turner, Fugain et Souchon, Joan Bez, Dee Dee Bridgewater, Johnny et Aznavour, Catherine Ribeiro, Eddy Louiss, Louis Chedid… Sur le Cliché d’Amour de Christophe, il est là. Idem pour Salimô de Djamel Allam et Respirer, Chanter d’Yves Simon. Sur l’album éponyme de Bécaud en 1978, celui de 1979 de Moustaki, il est encore là.
Tour à tour protagoniste dans des aventures fusion éclatantes comme Working Progress ou Synthesis, ingénieur funk de précision avec Bad News Travels Fast – que je vous recommande fortement si vous aimez les Brecker Brothers, Steely Dan ou Chic et vous vêtir de blanc – ou side kick de chansonnier·es plus ou moins mémorables, Tony adapte toujours son patchouli-groove mobile et voluptueux à la situation. Il n’est donc absolument pas étonnant d’apprendre qu’il a participé à la grande aventure de la musique fonctionnelle, une configuration où il déploie son artisanat dans toute sa splendeur. Monsieur compte ainsi à son actif un grand nombre de missiles de discothèque plus ou moins réussis, de l’easy listenning qui prend déjà la tangeante, et de la musique d’illustration aujourd’hui mythique. Mais un disque, sorti sous son nom propre ET sur un label de library à l’exact mitan des années 80, apparaît comme l’apothéose de sa pratique et une consécration discrète.
Je pense sérieusement qu’il serait possible de disserter sur la pochette de Travellin’ Bass pendant tout un article sans même aborder la musique ou le nom des morceaux – nous reviendrons ultérieurement et succinctement sur ce point. Sur un carnet très 1985 (traversé par une attache de type sangle en tissu), un polaroid nous donne à voir une basse électrique (que je devine headless) très 1985 transpercer un écran lui aussi très 1985. La mise en scène tient à la fois du dessin hyperréaliste, de la photographie et du roman de gare (la manière dont l’écran se casse). Et bien évidemment, le tout dans des tons bleutés, très 1985. Sur le côté gauche, un bandeau décline une liste programmatique digne du Casio : « Rock Funk Jazz Bossa Nova Etc… », « Basse Claviers Batterie ». Je pourrais continuer à disserter encore et encore sur cette pochette tant elle dit déjà tant à elle seule tout, c’est un coup de maître visuel et marketing – en posant le regard dessus chez le disquaire, impossible de faire autrement, il fallait forcément repartir avec.
La musique maintenant. Pour en parler simplement, je pourrais vous renvoyer au sobre catalogue qu’affiche l’illustration. Effectivement, l’organologie rudimentaire qui nous a été annoncée n’est pas un mensonge : il y a surtout de la basse, qui empile les lignes et se transmute (avec des pédales il me semble, mais aussi par différents modes de jeu, du walking au slap) pour sonner de différentes manières, souvent à la manière d’autres instruments à cordes, comme la guitare ; de la batterie, ou plutôt des boîtes à rythme, élémentaires ; des claviers, souvent en nappes discrètes. Oui, il y a quelque chose du rock, du funk et du jazz, de la bossa nova peut-être, tout cela est indéniable. Et si l’on veut caractériser un chouïa plus sans genrer outre mesure, je vous conseille de vous référer aux merveilleux titres des morceaux qui me font voyager plus loin et plus vite qu’une course nocturne sur le périph’ – comme au tout début du Petit Bleu de la côte ouest de Manchette, qui est un très bon bouquin mais c’est une autre histoire. Certains sont assez parlants, d’autres plus évasifs, mais tous tiennent du calembour aussi fleuri qu’une cravate-piano. Si l’on sait à peu près où on se dirige avec « Bassachusetts » et « Bass Toral », c’est moins évident avec « Bass Tech » mais je salue l’effort (comme « Bass Media » d’ailleurs, même si là le lien avec la musique est assez flou je dois l’avouer).
À chaque morceau on rentre direct dans le dur, ça tricote fort, Tony connaît son affaire et il lui faut en général moins de deux secondes pour poser l’ambiance et nous embarquer dans n’importe quel générique de n’importe quel programme diffusé l’après-midi sur Antenne 2. Il maîtrise le langage télévisuel et navigue dans les archétypes sonores d’un demi-siècle avec aisance : onirisme sensuel jazzy (« Bass Cœur », « Bass Toral »), hyperbole héroïque et bagarre (« Bass Hic », « Bass Hard ») et mystères urbains (« Bass Tech »), bords de Marne (« Bass Tanguage ») ou tropiques (« Bass A Nova »), cool de la vie moderne (en 1985, hein : « Bassin », « Bass Partout »), rien ne lui échappe. C’est toujours une avalanche de riffs – slappés, doublés à l’octave, à peine effleuré il y a tout ce que tu veux –, de mises en place et de divagations sur manche, à mi-chemin des States et de la variét’, Bonfils touche juste à chaque fois et sans surplus, en fait trop mais juste assez pour que la frontière entre le modèle et la série (cf. Baudrillard) s’estompe totalement.
En 12 morceaux et un peu moins de 32 minutes (sur YouTube en tout cas), Travellin’ Bass réussi l’exploit de me changer plusieurs fois les idées en un temps record, le rapport durée/nombre de morceaux/qualité/rigolade & émotion est impossible à égaler, et c’est « 0 % prise de tête ! » comme disaient les ancien·nes du temps jadis. J’espère que ça vous fait pareil, et si ce n’est pas le cas, n’hésitez pas à nous le faire savoir dans la section commentaire – même si, franchement, je doute qu’il existe un·e auditeur·ice que Tony Bonfils ait pu un jour décevoir !