Jaap Drupsteen a défriché à la fois le jazz de synthèse et l’art du VJing, mais personne n’a trop l’air de se souvenir de lui

Fay Lovsky, Jaap Drupsteen Nu Dans le Bain (Pierre Bonnard)
Werf Records, 1986
The Schismatics (Han Buhrs, Jaap Drupsteen) Perversions In A Flat Perspective / (Wriggling In) Volcano Mud
Vonk, 1985?
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Je suis dernièrement d’humeur assez jazzy et vais aujourd’hui poursuivre mes explorations en allant éprouver les possibles jazz en milieu électronique, soit les liaisons jazz-covalentes possibles dans un environnement de production sur ordinateur archaïque. Pour ce faire, il convient de se munir d’un Apple II, du dénommé Jaap Drupsteen et de quelques dosettes de groove.

Mais d’abord, un mot (voire plusieurs paragraphes) sur la relation entre jazz et machines – et elle est compliquée, cette relation. On trouve là une zone de friction entre des philosophies de jeu que l’on pourrait facilement opposer. D’un côté, une écriture séquencée et des machines contrôlées, de l’autre, une improvisation en constante mutation tenant sur des lignes parfois fragiles. Si certains synthétiseurs particulièrement olé-olé, comme les systèmes Buchla ou Serge, ont été conçus pour improviser en brouillant les interactions entre l’utilisateur·rice et la machine (avec comme principe clé les boucles de rétroactivité), la plupart des synthétiseurs conventionnels (et disponibles en dehors des départements de prestigieuses universités américaines) ont un mode opératoire placé sous l’égide du contrôle.

Par chance, des musicien·nes talentueux·ses ont su prendre parti de ces contraintes, et il y a eu quelques moments miraculeux de fusion jazz et timbres synthétiques. Je pense notamment à l’utilisation du piano électrique par Joe Zawinul, Chick Corea et Herbie Hancock, redoublant d’inventivité lors de la session d’enregistrement du 6 février 1970 pour ce qui deviendra le Live-Evil de Miles Davis. Et puis, il y a bien sûr à peu près tous les disques de Sun Ra (pourquoi pas commencer par le plus facile?). D’une certaine manière, on reste pourtant là dans une utilisation relativement timide de ces technologies, et les essais plus échevelés produisent des résultats parfois hasardeux. Je pense ainsi à tous ces disques free/électronique que j’aime de tout mon cœur mais qui s’avèrent difficiles d’accès. Citons par exemple ceux Don Cherry et Jon Appleton, ou plus tard les projets de Bob Ostertag sur lesquels il joue de son système Serge façon free-impro, par exemple avec Anthony Braxton ou Fred Frith.

À partir des années 1980, le sampling et le renouvellement des outils de séquençage par ordinateur ont ouvert une nouvelle phase. Ce n’est plus le jazz avec les machines, mais le jazz par les machines, comme sur l’emblématique Future Shock de Herbie Hancock. L’aboutissement de ce processus, c’est peut-être la création, en 2010, par le guitariste Pat Metheny, d’un orchestre mécanique extravagant. Ce jazz fusion, plein d’un futurisme naïf, se montre très marqué par des machines virtuoses jusqu’à la nausée, jouant notes et rythmes avec une précision redoutable. 

Si je me permets ce petit bilan et perspectives, c’est que j’ai découvert récemment les instrumentaux de Jaap Drupsteen, musicien, graphiste et vidéaste qui propose une revisite du jazz machinique eighties en partant de l’illustration sonore et de la notion de rétroactivité imaginale. Né au début des années 1940, ce touche-à-tout néerlandais a d’abord étudié la contrebasse, jouant pour de nombreux ensembles jazz au cours des sixties. C’est aussi durant cette décennie qu’il se met à concevoir ses premiers habillages télévisuels pour la chaîne nationale NOS. Il deviendra alors un des ténors de ce secteur dans son pays, travaillant pour la VPRO et concevant les génériques de nombreuses émissions. Très tôt, il utilise la 3D et se penche sur la conception de systèmes de synchronisation son-image. Jaap Drupsteen est donc un graphiste au sens large, qui travaille sur les décors de la culture institutionnelle néerlandaise contemporaine ; il a même signé une série de billets de banque dans les années 1990 (hyper beaux).

Les premiers morceaux que j’ai découverts de lui sont issus de plusieurs compilations. On trouve là des traces de ses collaborations avec Han Buhrs (The Schismatics, The Ex) ainsi qu’avec Fay Lovsky, géniale chanteuse déjà évoquée dans Musique Journal (ici) avec laquelle il collabore encore aujourd’hui puisqu’ils ont récemment réalisé ensemble ce disque de pop d’octogénaires et septuagénaires (très loin d’être fatigués). On entend sur ces pistes une forme de digi-jazz lugubre dilué dans la dystopie 80, loin de toute flamboyance fusion. On pense à Tuxedomoon et on se demandés d’ailleurs comment le voisin belge Marc Hollander de Crammed Discs a pu passer à côté du talent de Jaap Drupsteen. Cette super découverte m’a néanmoins frustré car les morceaux sont très courts, alors j’avais envie d’en savoir plus.

J’ai donc contacté Drupsteen qui a eu l’élégance de m’en dire plus. J’ai alors compris que les morceaux entendus ne formaient que la partie visible d’un immense iceberg d’instrumentaux jazz glacé en plat pays. En effet, via son compte Vimeo, j’ai pu découvrir ses nombreuses créations audiovisuelles pour la télévision néerlandaise. Partout, on entend ce jazz psychédélique et buggé à l’âge des machines, totalement intégré aux images. Le processus compositionnel est très particulier car Jaap est un précurseur majeur du VJing, sujet très important pour lui sur lequel il a écrit ce manifeste. Il a en effet cherché très tôt à synchroniser musique et image, en utilisant [ALERTE MATOS] un Apple II pour séquencer, via un Roland CMU800 et les sorties d’un Oberheim Xpander. Il pilote ainsi plusieurs boîtes à rythmes, dont un Sequential Circuits Drumtraks, ainsi qu’un sampleur Akai S900. Son idée de génie, c’est d’utiliser les contrôles en voltage issus du circuit de fabrication d’image dans les studios de télévision, alors analogique, pour déclencher des sons. Il peut ainsi faire réagir son dispositif de séquençage en rapport au rythme des images [FIN ALERTE MATOS].

Ce qui est frappant, dans ce contexte de création audiovisuel, c’est que les beats sont parfaitement chaloupés, tout en épousant les timbres typiques du son néerlandais 80, qu’on retrouve par exemple chez Doxa Sinistra. Même dans l’exercice du générique TV, parfois accompagné de Fay Lovsky, Jaap Drupsteen apporte quelques soubresauts jazzy et une singularité frappante. Au-delà du fait que je suis impressionné par la qualité du beatmaking, la manière dont le Flamand invoque une atmosphère jazz, au sens de l’esthétique des atmosphères à la Gernot Böhme, semble visionnaire. Il anticipe par exemple le jazz machinique de Terrine, qui invoque, dans un drôle d’éloignement timbral, l’improvisation et les signatures rythmiques jazz via son utilisation habile du séquenceur Elektron.

(Ci-dessous, cliquez sur « En savoir plus »)

C’est donc dans ces créations pour la télé néerlandaise que j’imagine de multiples pistes pour un renouveau du jazz. En tout cas, autre chose que les fatigantes gabegies d’un Thomas de Pourquery ou je ne sais quel autre fantasme virtuose et prog. Pour moi, Jaap Drupsteen propulse une droite sécante aux récentes sorties incroyables d’Angel Bat Dawid (ici et ) et au passage nous pose cette brûlante question : quand est-ce qu’on parle de cloudjazz ?

2 commentaires

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