Wickedpédia : le goût du funk et de la soul dans les sounds londoniens de la fin des années 80

Pure Wicked Tune: Rare Groove Blues Dances & House Parties, 1985​-​1992
Death Is Not the End, 2022
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Le disque d’aujourd’hui est une cassette : cependant, ce format ne se justifie ici pas seulement pour des raisons économiques, ou pour surfer sur un revival de celle-ci – qui d’ailleurs, si j’ai bien compris, est en train de se faire dépasser par le retour du CD. En fait, ça tombe même très bien que ça sorte en cassette, puisqu’il s’agit littéralement d’archives elles-mêmes captées sur cassette. Ça s’appelle Pure Wicked Tune: Rare Groove Blues Dances and House Parties (1985-1992) et c’est sorti sur le label Death Is Not The End, que vous connaissez peut-être déjà pour leur série d’anthologies consacrées aux publicités qu’on entendait sur les radios pirates londoniennes. Pure Wicked Tune poursuit cette approche documentaire, mais cette fois sans quitter la musique, puisqu’il se présente comme un montage d’enregistrements DIY réalisés lors de soirées « blues » à Londres, datant – comme le titre l’indique – de la deuxième moitié des eighties et du début de nineties. Les blues, on le rappelle, ce sont ces fêtes plus ou moins clandestines que les jeunes Anglo-Jamaïcains organisaient dans des logements, des arrière-salles, des entrepôts. Vous avez peut-être vu le film Lovers Rock de Steve McQueen, qui a précisément pour objet et pour cadre une soirées blues ; mais il se passe en 1980, période où le lovers rock, précisément, était l’un des trucs qu’on écoutait le plus lors de ce genre de fêtes – cette forme de reggae était produite sur le sol anglais et les sounds locaux n’avaient qu’à aller chez le disquaire du coin pour s’approvisionner.

Vers 1985, la production lovers rock a commencé à décliner un peu et à laisser place à des sonorités dancehall plus dures ; à ce moment-là, comme l’indique le texte du Bandcamp, certains selectors et danseurs ont en partie tourné le dos à leur patrimoine anglo-jamaïcain pour se concentrer sur des morceaux anciens de soul et de funk, voire de jazz-funk, mais pas du tout sur le funk high-tech des années 1985-90. Des choses déjà vintage en gros, souvent des rare grooves au sens littéral, mais tout le temps des bombes : on a par exemple « Work To Do » des Isley Brothers (1972), « Midnight Love Affair » de George Benson (1980), « My Love Don’t Come Easy » de Jean Carn (un Philly International de 1979, à vous décoller le papier peint), un duo impeccable entre Barbra Streisand et Barry Gibb (1980 encore), et même un girl group de 1969 qui s’appelle Love Potion. Et puis pas mal de trucs unshazamable, qui résonnent ici comme des chansons sacrées, des grooves divins à honorer par la danse et de manière plus audible par les interventions de MC ou deejays (je sais pas la nomenclature exacte une fois qu’on quitte la Jamaïque, mais je me dis que les mecs au micro qu’on entend sur Pure Wicked Tune écoutaient forcément du rap et ne devaient pas non plus être choqués qu’on les appelle MC : si vous avez des infos, faites signe, merci !).

Quand je dis que les tracks « résonnent », ce n’est pas ici qu’une image et c’est bien ce qui fait toute la singularité de cette collection, qui n’est pas juste une anthologie de super pépites : on écoute les chansons dans leur jus, dans leur environnement, avec le volume qui monte ou qui baisse, les EQ, les rewinds, les FX et tout le reste. Et donc aussi et surtout avec le toasting par-dessus. Un toasting pas toujours omniprésent d’ailleurs, parfois c’est plus strictement de l’ambiançage, un dialogue avec le public, quelques blagues. À un moment un des mecs décide d’imposer à tous les hommes sur la piste de se trouver une partenaire de danse parce qu’il va mettre un son « love ». Il insiste pas mal, affiche nominalement ses potes qui essaient de se défiler, le gars est en roue libre. Et puis il y a aussi toute une plage sur le sujet de la poll tax, cet impôt que Thatcher avait voulu faire passer en 1989 – ce genre de tribune improvisée est un truc classique dans la culture du sound, en Jamaïque c’était même une arme de propagande électorale assez puissante. Au-delà de sa portée politique, cette piste est aussi sans doute la plus consistante en termes de prouesses au microphone, le gars improvise pendant sept minutes, se cherche parfois beaucoup, n’a pas peur de poser par dessus les parties chantées du morceau – c’est quoi d’ailleurs putain ?

Et je pose une question plus cruciale : c’est quoi les noms des MC ? On entend beaucoup le nom d’un gars qui a décidé de se faire appeler Barry White (et pourquoi pas ?) ; les autres noms sont difficiles à saisir, et sur la page BC personne n’est crédité, peut-être parce que ce sont des enregistrements dont on ne peut plus localiser la source. Je vais demander au label.

L’espace sonore de Pure Wicked Tune est en tout cas saturé de joie, de saveur et de suavité. Il faut savoir que les soirées blues démarraient en général au milieu de la nuit, j’imagine après la fermeture des bars et des clubs, et pouvaient se poursuivre jusqu’à la fin d’après-midi. Des afters avec de la soul et des mecs qui s’éclatent au micro, c’est le paradis ou quoi cet endroit ? Pourquoi personne m’a invité ? Je rigole, je sais parfaitement pourquoi personne ne m’a invité. Même si on zappe le fait que je ne vivais pas à Londres à l’époque et que j’étais beaucoup trop petit, je ne me serais probablement jamais retrouvé dans un ces endroits, et c’est comme ça. Alors est-ce un safari social aujourd’hui d’écouter ça ? Peut-être bien, oui. Les fantasmes, la projection, la création d’une empathie par la dissolution des conditions matérielles se trouvent ici particulièrement actives, c’est sûr. Mais si ce processus est aussi incontestable, c’est aussi parce que le phénomène qu’il fait jaillir à nos oreilles est d’une vivacité qu’on veut tout sauf dialectiser ou analyser : il offre une vie qu’on a envie de vivre aussitôt. Jugez-moi si vous le voulez mais je préfère me projeter sur une expérience que je ne vivrai jamais en vrai, plutôt que de me cogner l’atroce réalité d’une soirée entre blancs qui dansent trop mal sur de l’afrobeat dans un appart !

Ce n’est pas tous les jours qu’on entend dans un disque comment les gens des scènes underground entendaient ce qu’ils entendaient – et là je parle pas seulement des sounds londoniens, ça pourrait aussi bien se passer à Grenoble ou Goa. C’est finalement un geste acousmatique, pour reprendre ce terme évoqué par Loïc il y a quelques mois dans son article sur Steve Feld : on écoute l’écoute, et on capte mieux ce qui passe entre les disques, les MC, les DJ et l’assistance. Ce sont des enregistrements d’enregistrements qui constituent le cœur de cette fantastique collection, et l’idée du hic et nunc est donc bien loin ; pourtant il s’en dégage une aura évidente. Walter Benjamin aurait sans doute passé trois mois enfermé à la BNF pour mettre à plat tout ce qu’il avait à dire sur Pure Wicked Tune, et il en serait sorti avec un essai de génie qu’Allia aurait réédité avec succès un peu plus tard. Bref, c’est vraiment la folie cette cassette, achetez (ou téléchargez, puisque les fichiers sont disponibles gratuitement sur Bandcamp, comme c’est le cas pour toutes les sorties du label Death Is Not The End) !

J’ajoute avant de vous laisser que j’ai écouté Pure Wicked Tune à nouveau sur un tuyau d’Hervé Loncan, je me dis que Musique Journal devrait se rebaptiser « Hervé Magazine », ce serait plus honnête, et surtout beaucoup plus vendeur !

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