Sept bonnes raisons d’écouter tout de suite le poète lettriste François Dufrêne

François Dufrêne Œuvre désintégrale
Guy Schraenen Éditeur / rééd. Alga Marghen, 1976/2007
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Musique Journal -   Sept bonnes raisons d’écouter tout de suite le poète lettriste François Dufrêne
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Le géant Pantagruel a écrit à son gigantesque fils (Gargantua !) une très belle lettre pleine de saines recommandations, et celle-ci est reproduite dans un des ouvrages du bon François Rabelais. C’est très connu, et ce n’est pas pour rien : ces quelques pages sont comme un paysage très doux, baigné d’une lumière légère, fraîche, parfumée, et pourtant profondément sauvage et exaltante. J’ai soudain repensé à ça en écoutant l’Œuvre désintégrale du poète lettriste François Dufrêne (1930-1982) ; je ne sais pas vraiment ce qui m’a poussé à faire ce rapprochement, et quand j’y pense, ça me trouble vaguement. Peut-être est-ce ce quelque chose qui monte aux yeux, cet air de familiarité ? Une forme de clarté, une façon de capter l’attention du lecteur (ou de l’auditeur, donc), en disant en substance : « Votre attention s’il vous plaît, nous sommes bien installés, et maintenant je vais devant vous m’en prendre paisiblement, avec le sourire mais avec une très grande clarté, aux normes et au bon goût. Je vous souhaite une très bonne soirée. »

Je vais essayer d’être aussi simple et clair que François Rabelais, pour vous expliquer pourquoi il est plus que temps pour vous, si vous ne l’avez déjà fait, d’écouter cet autre François (Dufrêne). Je vais pour y parvenir recourir à un moyen éculé, usé jusqu’à la corde, un peu bancal mais aussi reposant, il faut bien le dire : la liste de raisons. Vous pouvez la parcourir dans l’ordre, ou dans le désordre, c’est égal. Et je vous souhaite une excellente… ce que vous voulez.

Parce qu’il était temps, tout simplement.

Il est plus que temps en effet de laisser le fauve surgir du congélateur (déjà, les poils de sa queue et de sa moustache on commencé à se changer en petites stalactites). La musique de Dufrêne est ancienne, presque antique, elle bondit jusqu’à nous depuis les lointaines années 1960. Vous aurez pourtant, en lançant la première piste de l’album, la très nette impression que c’est une musique toute jeune, adolescente, tout juste enregistrée. C’est normal, comme disait Areski à Brigitte : c’est parce qu’elle l’est, jeune, cette musique. Complètement sauvage, pas encore dépliée, pas encore vécue, c’est du papier de verre dans les oreilles, c’est un décapant pour auditeur blasé « à la mesure de nerfs de géant », comme l’écrivait Malcolm Lowry au sujet de son horreur personnelle.

Pour la bonne raison qu’être pris pour quelqu’un d’intelligent rend intelligent.

Les deux verbes qui qualifient le mieux les actions sonores qui sont gravées sur ce disque : enlever, arracher. C’est une musique minimale, et du coup elle est très bien adaptée à maintenant – mais peut-être au sens où on dit d’une psychose qu’elle est adaptée. C’est une musique qui arrive à tirer le meilleur parti possible du moment présent. Puisque nous sommes complètement submergés de grosses choses sophistiquées, puisque nous sommes pris depuis je ne sais combien d’années dans un typhon sonore rococo que chevauchent pompeusement le Roi Références et la Reine Maîtrise, alors la musique de Dufrêne se cabre résolument, hennit, refuse d’avancer. Tout y est nu, solitaire, brut, vidé du superflu, tendu par une volonté bordélique et incontrôlée de radicalité qui n’a pas baissé en intensité tant de décennies plus tard. C’est du bruit qui nous prend, nous auditeurs, pour des gens intelligents.

Parce que je trouve ça toujours bouleversant de tomber sur une musique si totalement viscérale, physique, pleine de bruits de bouche, de mucus, de langue et de sueur. 

Le corps qui chante là, qui poétise, est un corps-bouche d’égouts, un corps-évier, mais aussi un corps-volcan, un corps-trombe, un corps-naissance, un corps-essoufflement, un corps qui part dans tous les sens. Ce qui m’amène (si jamais vous lisez ces raisons dans l’ordre où elles apparaissent sur la page) à la bonne raison suivante :

Parce que la preuve est faite dans ce disque qu’il est possible de créer une musique folle et complexe sans y mettre la moindre once de virtuosité. 

Et même, que c’est c’est recommandé. Nous sommes là, projetés il y a 60 ans, à un des points d’ébullition de la poésie sonore internationale qui n’en finissait pas de naître (qui n’en a toujours pas vraiment fini). L’influence de ce genre de pratique de la voix dans la poésie d’aujourd’hui est évidemment frappante (et même un tantinet décourageante), mais ce qui frappe aussi c’est à quel point il y avait là un devenir anti-virtuose, anti-sérieux, pas maître de lui-même, qui a me semble-t-il en partie échoué à trouver son public. Mais les mauvais jours finiront, et comme dit la chanson : gare à la revanche, gare à la revanche du grand méchant cri-rythme.

Parce qu’il est toujours bon de se laisser déstabiliser par l’écho lointain du Soulèvement de la jeunesse.

Dufrêne, c’est l’émetteur clandestin qui permet d’entrer en contact avec tout le milieu louche lettriste complètement hagard et défoncé à l’éther qui a vécu comme un incendie d’après-guerre dans quelques rues de Paris, dévorant tout. C’est un mouvement/magma/marais en partie stérile, en partie luxuriant ; c’est beau, c’est tout simplement très beau ce qui s’est fait sous ce nom – d’une beauté foireuse, souvent lamentable, pleine d’échecs et de mégalomanies dans le désert, d’une beauté sans héroïsme et sans rien qui l’organise vraiment pour la postérité, et ça c’est très bien. Profitez de cette écoute pour jeter un œil sur les écrits de Dufrêne, et puis de là, laissez-vous entraîner jusqu’à la logorrhée illisible et pourtant parfois électrisante d’Isidore Isou, vous ne serez pas déçu du voyage.

Parce que voilà un bon prétexte pour commencer à explorer le catalogue d’excellents labels comme Alga Marghen ou Recital

Voilà une courte et simple raison, mais qui est solide. Bernard Heidsieck, Luc Ferrari, Charlie Morrow, Nour Mobarak, Dick Higinns… Écoutez ça, explorez, prenez le temps, vous passerez assurément une ou deux très bonnes journées. 

Parce que c’est une musique-météo (et que nous sommes dans la saison où la pluie est la plus belle).
Je suis persuadé qu’il n’y a rien de tel pour reprendre son souffle, pour se reposer les genoux et le dos (ce qu’on se bousille au travail, en gros), que de plonger le visage dans cette musique-eau gelée. Il faut laisser son visage, et même sa tête toute entière quelques longues secondes dedans, et la ressortir d’un coup (de tonnerre). Alors on entend… On entend… On entend vrombir un orage de montagne, et en écoutant un peu mieux ce qui se répercute dans cette vallée imaginaire remplie d’arbres-mots on finit par se demander si ce ne serait pas plutôt un cri, un souffle de géant, la respiration de Gargantua qui rebondit contre les cimes.



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