Des choses sont plus graves, mais ça reste dommage que Sir Menelik n’ait pas fait tout un album avec El‑P

SIR MENELIK AKA CYCLOPS 4000 AKA SCARAMANGA Playlist
Rawkus, Sun Large, 1997-2005
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De l’âge d’or du rap dit indie fin 90s début 00s, il y a un MC que je réécoute particulièrement souvent, c’est Sir Menelik, de son vrai nom Philip Collington. Ce citoyen de Harlem, également connu sous les pseudos de Cyclops 4000 et Scaramanga, avait à peu près toutes les propriétés du rappeur « expé » de cette époque : un flow souvent offbeat et toujours hyper dense, genre feu à volonté, des lyrics blindés de références diversement ésotériques et de lexique techno-scientifique, voire militaro-industriel, dignes d’ingénieurs payés très cher par la NSA mais qui pourraient vite virer conspi, et niveau beats une préférence nette soit pour le beau boom bap millésimé, soit pour des choses carrément montées de travers, avec un penchant un peu eighties/EPMD,  en général produites par le maître en la matière au tournant du millénaire, à savoir El-P.

C’est d’ailleurs via ses trois titres enregistrés pour le label Rawkus en 1997 et 1998 avec l’ex-leader de Company Flow que j’avais découvert la musique de Sir Menelik, et ce sont eux que je voudrais vous recommander en priorité ce matin : « Space Cadillac », « Nightwork », « Game Time ». Le premier morceau est en feat avec Kool Keith, au départ son mentor, qui l’avait invité en 1995 sur l’album de Dr Octagon sorti chez Mo’Wax. On sent bien sûr un style commun aux deux rappeurs. D’abord, on entend pas trop de rimes évidentes et on préfère les métriques alambiquées à base de rimes internes, en quinconce, voire carrément en vers libre, arythmiques. Il y a aussi les débits à vitesses multiples et les structures à tiroirs, la variation permanente : on se laisse pas isoler dans une forme fixe ça c’est sûr, le beat va jamais nous dresser, c’est mort, on fera toujours ce qu’on veut dessus. Aussi, dans les paroles, l’obsession pour le champ lexical de la science, de la science-fiction, de la surveillance, des termes compliqués à minimum quatre syllabes et donc bien techniques à placer autrement qu’hors de la mesure. 

Sur « Space Cadillac », le thème est plus proche d’une autre spécialité de Kool Keith, à savoir son personnage de pimp, plus ou moins parodique voire grotesque. C’est un peu le principe de la figure du pimp, je sais, mais Keith l’accentue avec sa touche SF/série Z et bref, ce qui est marrant c’est que toute la dimension salace de son approche s’étend à l’ensemble de ses textes, c’est-à-dire qu’il vient glisser – et Menelik le suit dans son délire – des sous-entendus scabreux à des termes savants, qu’on imagine parfois choisis davantage pour leur signifiant que pour leur signifié.  L’obsession est donc avant tout linguistique et réussit donc à érotiser ces mots au départ pas super torrides, tout comme dans un autre genre la drum’n’bass paranoïaque parvenait à la même époque à rendre à moitié désirable les dystopies urbaines sous CCTV qu’elle cherchait à dépeindre, à y voir un stimulateur d’adrénaline et un moteur d’inspiration.

En dépit de cette esthétique partagée, Menelik a néanmoins quelque chose de plus terre-à-terre, et pousse moins fort le bouton « freak » de Keith et plus fort le bouton « kickeur », la tradition New York canal historique, le goût de l’infestation lyricale, avec cette voix haute de fantassin qui vient harceler les lignes adverses en rafalant par les côtés, imposant son rythme pourtant lui-même en partie décalé. Vous vous en rendrez compte sur la face B de « Space Cadillac », le renversant « Nightworks », paroxysme de virtuosité touchée par la grâce, deux couplets enchaînés qui dévastent tout sur un beat à base de basse synthé un peu stupide, et des drums dont le groove à contretemps léger est sans doute le plus parfait terrain d’expression pour le rappeur de Harlem. À l’époque, perso j’aurais tweeté que c’était le GOAT, même si aujourd’hui ce genre de perf n’intéresse quasiment plus personne, jeune ou vieux d’ailleurs. 

Le post-apocalyptique « Gametime » reprend à peu près les mêmes sons, je présume que c’était l’époque où El-P faisait Little Johnny et on reconnaît sa palette uber-glauque, horreur naturaliste trop réelle de trailer park, c’est un combo de deux génies au top de leur forme, difficile pour moi de penser ou de dire autre chose, je suis terrassé. Un quatrième titre, «  So Intelligent », cette fois coproduit par Keith et Sir Menelik, mais très proche du son El-P, avait également figuré parmi cette salve de premiers tracks et il me plaît toujours autant, avec son ambiance de repaire interlope, on se croirait dans une échoppe humide, mitoyenne d’un parking de centre commercial, avec dedans un type dont on voit pas bien le visage parce qu’il veut pas payer trop d’électricité et qui vend à la fois des piles, des poissons rouges, de la kéta et des livres scolaires d’occase. J’ajouterai que « Gametime » était sorti en face B d’une réédition de « Space Cadillac » accompagné d’un autre titre, « Terrorworks », cette fois-ci produit par le plus orthodoxe quoique talentueux DJ Spinna, qui est super bien aussi mais qui annonce le Sir Menelik un peu assagi des années suivantes.

La suite de la carrière du jeune New Yorkais a été plus hésitante, après cette première phase hors norme. Visiblement proche de pointures locales, comme Keith, El-P, Spinna et Diamond D, donc, mais aussi les ex-Brand Nubian Sadat X et Grand Pubah, il aurait sans doute pu percer en touchant à la fois le public classique boom-bap et le public plus expé qui adulait à l’époque Antipop, Anticon, Rawkus et Def Jux. Mais les choses ne sont pas déroulées comme prévu, Rawkus n’a pas sorti le LP et pour la suite les beatmakers « de marque »  n’ont pas été au rendez-vous : un long format de Scaramanga, Seven Eyes, Seven Horns, sort en 1998, mais sur Sun Large, label monté par Menelik lui-même, avec des morceaux qui tuent mais l’ensemble est décousu sonne plus comme une mixtape qu’autre chose, le son est pas très pro, on sent le truc enregistré par dépit pour compenser la frustration. En 2005 sortent deux  autres disques de Scaramanga, l’un enregistré en 2002, Cobra Commander, et l’autre qui s’appelle Snake-Eyes, qui l’un comme l’autre feront bien plaisir aux bousillés de rap NYC à la fois époque or et époque platine – on croise des prods très synthétiques au milieu d’autres à base de gros samples soulful et de caisses claires au garde à vous  –, mais comment dire, même si Philip a l’air de toujours autant kiffer rapper malgré les embûches, on le sent moins avide d’exploration, et puis parfois il se met à cloner le flow de Ghostface, ce qui ne me pose pas de problème en soi, mais c’est dommage qu’un mec aussi visionnaire quelques années plus tôt se retrouve à imiter un autre visionnaire. Ça n’empêche, je le répète, que ce sont des super bons albums de rap underground d’acharné, qui d’ailleurs coûtent un bras (et ce ne sont même pas de vinyles, ce sont des CD, et même des CD-r !). 

Toujours en 2005, Sun Large édite ce qui devait être l’album pour Rawkus, enregistré en 1998, où figurent les chef-d’œuvres susmentionnés mais aussi d’autres belles perles, et c’est sans doute la meilleure trace discographique de la grandeur du gars, de Cyclops 4000 à son prime. Depuis cette année-là, Philip n’a rien sorti, on dirait, même s’il est actif sur Facebook où il poste pas mal de choses liées aux violences racistes et aux dérèglements politiques des Etats-Unis, et demande d’ailleurs à ses abonnés de s’y intéresser autant qu’à sa musique. Les destins variés des rappeurs qui n’ont pas percé mériteraient déjà leur histoire, mais les destins de rappeurs géniaux qui n’ont pas percé a quelque chose qui dépasse le récit documentaire, qui tend vers une sorte de fiction, on ne sait pas trop comment Sir Menelik repense à ce qu’il a fait de si ouf voici vingt-cinq ans, et on ne veut pas vraiment nous mêler de tout ça même si ça reste un mystère, ou du moins une opaque séquence d’événements. Pas mal d’autres prodiges américains oubliés pourraient être concernés par ces questions, et puis en France ça ne manque pas non plus, et d’ailleurs un jour je réussirai peut-être à vous parler enfin de ma fascination pour le parcours du seul musicien que je pourrais qualifier d’icône personnelle, à savoir Gilles Boulanger aka Ill des X-Men.  

D’ici là allumez-vous ou rallumez-vous bien la tête en écoutant les phases de Menelik avec El-P pour Rawkus, que j’ai mis au début de la playlist où vous trouverez ensuite mes titres préférés de ses sorties suivantes. Ayez une pensée admirative et chaleureuse pour Philip Collington. À très vite on espère !

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