Il me semble que c’est la première fois que Musique Journal ne va pas parler directement de musique, et au lieu de ça faire le choix de vous recommander une œuvre non-sonore. En l’occurrence il s’agit d’une œuvre photographique, voire « photo-géographique », qui est la déclinaison web d’un travail initialement imprimé, entrepris par le photographe Eric Tabuchi et la plasticienne Nelly Monnier : ça s’appelle L’Atlas des régions naturelles. C’est une œuvre pas loin d’être infinie puisqu’elle propose en consultation un énorme inventaire de 12 000 photos de la France. Ce sont des images de style documentaire (je vais citer ici l’influence des époux Becher, histoire de ne pas passer pour un ignare complet de la photographie), classées selon une multiplicité de critères formels, mais que l’on peut également découvrir par région. Les régions mentionnées sur la carte qui s’affiche quand vous arriverez sur le site ne sont pas du tout les 13 régions actuelles de la France métropolitaine mais les quelque 450 régions dites « naturelles » qui un peu avant la Révolution composaient notre pays, selon les géographes de l’époque. Si j’en crois les propos de Tabuchi cités ici, les deux artistes s’y prennent comme des collecteurs qui établiraient un catalogue méthodique, sans point de vue officiel sur ce qui est beau ou non, même s’ils cherchent aussi à valoriser les nombreux coins ignorés du territoire, en imposant par exemple le même nombre d’images par région, qu’elle soit pittoresque ou pas.
Tout me fascine et m’enthousiasme dans ce projet, même si je peux donc imaginer que ça ne fait pas partie de ses missions que de me fasciner ou m’enthousiasmer. Mais déjà, je ne peux qu’être emballé par le principe même de s’intéresser aussi sérieusement et profondément à cette foule d’éléments en général anodins qui forment notre paysage, et quand je dis « paysage », ce n’est ici pas juste au sens d’une montagne ou d’un beau littoral (même s’il y en a un tas dans l’ARN, ne vous méprenez pas), c’est absolument tout ce qu’on peut voir en arpentant les routes de l’Hexagone : les équipements, les panneaux, les monuments, les terrains vagues, les ruines, et puis évidemment les bâtiments de toutes sortes, de toutes époques et en tous états. Il y a littéralement trop de choses à voir et c’est vertigineux puis rassurant, car les fonctions de recherche sont aussi inépuisables que stimulantes, comme vous allez le constater en examinant la partie droite de la page d’accueil. Outre les régions et les catégories (et sous-catégories) qui permettent de trier les images, il y a aussi des paramètres purement graphiques, ainsi qu’une rubrique façon carte blanche, « Séries », qui compile des images selon des critères déconneurs genre « Pastoral graffiti », « Accès restreint » ou « Buffet à volonté ». Ah non vraiment je vous dis, il y a de quoi faire.
Mais au-delà du côté fun et aléatoire qu’on prend à naviguer à travers ce corpus visuel, il faut surtout souligner que celui-ci, par son exhaustivité même, fait résonner quelque chose de très fort et très singulier. Parce qu’il explore ce qui constitue l’arrière-plan de notre existence et de notre mémoire, afin de le faire passer au premier plan, ou disons du moins en plan cadré. Il montre la succession des époques, celles trop anciennes et qu’on n’a pas connues puis celles qu’on a connues plus ou moins bien selon l’âge qu’on a. Personnellement j’aime à peu près tout ce que j’ai vu jusqu’ici dans l’ARN mais je suis très sensible aux bâtiments construits entre la fin 70 et la fin 90, j’adore particulièrement certains édifices brutalistes mais chétifs, ou d’autres qui évoquent un futurisme eighties aujourd’hui hors sujet, un peu sale, qui tire vers le sous-Memphis avec ses couleurs primaires et ses lignes géométriques, genre siège de je ne sais quel organisme public fauché ou centre culturel de zone périurbaine, orné d’oriels jaunes en PVC et de portiques post-modernes, conçus par des Ettore Sottsass formés à Montargis ou Nevers plutôt qu’à Turin. Je suis hypnotisé par ce règne du non-nécessaire, du quasi-non-intentionnel, du compromis fumeux dont les différents auteurs ont sans aucun doute oublié les termes. C’est peut-être ça la France, d’une certaine façon. Mais c’est aussi et surtout plein d’autres choses, souvent plus anciennes donc, dont tout le patrimoine industriel, y compris le patrimoine pas si vieux, tous ces trucs fonctionnels qui pourraient être entièrement prédéterminés dans leur aspect mais qui dont la conception a tout de même proposé une très mince marge de manœuvre, une fine couche d’aléatoire où va alors s’exprimer une liberté créative qui ne sait pas trop quoi faire d’elle-même et qui m’évoque un peu ce qu’on appelle en philo morale la liberté d’indifférence.
Mais ce n’est pas juste de ma part une pose esthético-théorique que de vous recommander de vous plonger là-dedans. Ce qui me touche et ce qui, je l’espère, devrait toucher beaucoup d’entre vous – et ce qui a dû forcément dû obséder et magnétiser l’attention de Nelly Monnier et Eric Tabuchi – c’est la familiarité lointaine, l’attirante neutralité qui se dégage de ces espaces, leur histoire et leur banalité enchevêtrées, l’alternance de bizarrerie et de conformisme, leur abondance répétitive et leur poésie compliquée à articuler autrement qu’en les recensant tous les uns après les autres. Je ne sais pas si c’est fait exprès, mais sur la plupart des images que j’ai regardées jusqu’ici, le ciel est gris-blanc, il fait toujours un peu moche, pas terriblement moche, mais clairement pas beau, pas lumineux, comme c’est le cas en moyenne sur les routes de France. Je n’ai pas du tout assez creusé mais j’ai l’impression que le répertoire manque peut-être de quelques petits trucs que j’aime spécifiquement, sachant que je fais depuis longtemps une grosse fixation proche du fétichisme sur les équipements autoroutiers. Je n’ai donc pas pu admirer ces espèces de bâtiments souvent bas qu’on voit près des gares de péages, ces petites « stations de contrôle », en général circulaires et largement vitrées (mais c’est qu’il est interdit de les photographier !). Dans le même esprit, je n’ai pas vu non plus les constructions en bois qu’on peut trouver sur les aires d’autoroute, type cabanons ou tables de pique-nique. En termes de signalétique, je n’ai aperçu qu’un seul de ces fascinants panneaux illustrés sur fond marron, qui servent de jalons touristiques au bord des voies. Mais bon au fond, ce n’est pas très grave, et puis probablement que le corpus est voué à s’étendre sans limite. En commençant par s’étendre au delà du littoral français puisqu’aucune image de la Corse ni des DOM-TOM n’y a été pour l’instant intégrée – mais pour l’île de Beauté, c’est en cours, si j’ai bien compris, et je croise les doigts pour que l’enseigne de Pause Coiffée y figure.
Une précision sur l’un des auteurs : avant d’être photographe et d’explorer le paysage français (ce qui remonte déjà à un moment puisque sa première expo ZAC99 date comme son nom l’indique de la toute fin du siècle dernier), Éric Tabuchi était musicien. Il a fait partie des Tokow Boys puis de Luna Parker, duo célèbre pour son tube « Tes états d’âme Éric ». Du coup je suis allé écouter l’album Félin pour l’autre de Luna Parker sorti en 1988 et ce n’est pas impossible que j’en parle ici prochainement dans le cadre de mes célèbres histoires parallèles de la pop française. Mais en attendant je voulais plutôt, pour accompagner votre zonage intensif sur le site de Monnier et Tabuchi, vous conseiller trois disques français qui, je trouve, collent très bien à cette ambiance d’archéologie de passés récents. Ce sont trois albums qui s’apprécient particulièrement en voiture et font flotter mille nuances d’affects dans l’habitacle de ma Modus – même si certains, apparemment, disent « mon » Modus, et c’est d’ailleurs en débattant avec Fanny Quément autour du masculin/féminin des véhicules sur Facebook que j’ai découvert l’ARN. Il s’agit d’abord de Voyage vers l’harmonie, chef-d’œuvre électronique et romantique de Luc Marianni, qui comporte notamment le tubesque « Thème central ». Puis de Détail Monochrome, aussi un chef-d’œuvre selon moi, même si son auteur Pascal Comelade ne doit pas aimer ce genre de terme – il vient par ailleurs de sortir un nouveau disque et on l’entendait l’autre soir dans l’émission de Marie Richeux sur France Culture –, mais qui en tout cas offre de la musique qui sait être, comme les photos de l’atlas, familièrement lointaine. Un peu mal située, mal finie, quoique plus directement émouvante, elle luit d’un éclat triste et passé, tout en demandant à être répétée encore et encore. C’est en outre un disque très français bien que très imprégné de folklores étrangers. Mon troisième choix, moins apaisé, c’est le disque d’èlg sorti sur Gravats en 2018, qui sans que je puisse trop me l’expliquer semble épouser les reliefs de ce qu’on éprouve en cliquant sur les innombrables pages et descripteurs de l’ARN.
Pour finir vous pouvez si vous le souhaitez aller acheter l’Atlas version papier et vous abonner aux Instagram d’Eric ou de Nelly. Si les photos finissent par vous noyer, allez regarder le bonus « collection d’écussons », sur lequel on arrive en cliquant juste sur rechercher sans rien sélectionner et qui je pense annonce une tendance lourde à venir dans la mode et le graphisme. Voilà, j’espère que ce détour extramusical vous aura plu et je vous invite à nous retrouver jeudi.
Un commentaire
En tant qu’amatrice d’espaces liminaires je vous remercie bien d’avoir fait ce pas de côté extramusical en nous parlant de ce travail.