René Aubry est un compositeur connu sans être connu. Si vous avez fréquenté les médiathèques, vous avez sans doute croisé ses disques dans le bac « musiques fonctionnelles », puisque l’essentiel de son œuvre a été conçue pour la danse, le théâtre et l’audiovisuel. Et si vous avez déjà vu des spectacles de la chorégraphe Carolyn Carlson (dont il a par ailleurs été le compagnon), vous devez connaître son nom car il en a composé la plupart des partitions. Mais vous avez aussi peut-être entendu parler de lui en mal, puisque les élites du bon goût lui ont confusément reproché de fabriquer une version easy listening de la musique arty new-yorkaise des années 70/80, elle-même régulièrement employée ou commandée à l’écran ou pour la scène. Et en effet, sur certains de ses morceaux, Aubry sonne comme le Philip Glass de Savigny-sur-Orge. Mais c’est justement ce côté « RER C » qui me plaît chez lui, plutôt que son goût pour le minimalisme Downtown.
C’est sur la séminale mixtape La Résistance (Nique la musique de France) de Carval et Tarek chez Gravats que j’avais découvert la beauté des compos d’Aubry, ou du moins d’une de ses compos. Et puis l’autre jour, quand je suis allé chez Dizonord, Vincent m’a habilement refourgué, outre l’album d’Alima Coulibaly, un autre cassette merveilleuse : celle de Libre parcours, sorti par Aubry en 1988. (Je précise qu’en ce moment je n’ai chez moi ni platine vinyle ni lecteur CD, juste un magnétophone cassette que j’ai reçu à GQ dans le cadre d’une opération promo montée par Spotify – que voulez-vous que je vous dise – du coup, quand je vais chez un disquaire, eh bien j’achète des cassettes.)
Ce qui frappe, sur ce disque comme sur certains autres (car contrairement à pas mal d’autres bandes-son de spectacles vivants, la plupart de ses travaux ont été commercialisés, et certains se sont même très bien vendus), c’est qu’il se sert surtout des synthés comme de simples auxiliaires d’instruments acoustiques et d’orchestres. Comme dans les premières B.O. de Gabriel Yared dont j’avais chanté les louanges il y a un moment, son approche de l’électronique ne s’intéresse pas trop au futur ou à la robotisation. Il emploie son Yamaha (du moins c’est la marque qu’il mentionne dans un article) pour décrire le présent, et c’est un présent un peu passéiste, souvent nostalgique, qui se déploie selon une narration à la fois inspirée de la musique classique et de la chanson (il se sert aussi d’ailleurs de vrais instruments acoustiques, de l’accordéon à la guitare sèche en passant par le piano et la contrebasse) et prend son temps, patiente, voire fait comme s’il pouvait suspendre le défilement des secondes.
Mais en même temps, sur Libre parcours en particulier, Aubry se concentre sur des éléments non pas anciens, ou qui auraient une patine, un vécu, mais juste sur une sorte d’aujourd’hui qui ne va nulle part, qui s’enfonce en lui-même. Son écriture est certes dynamique et enchevêtre les phrases et les rythmes avec vivacité, mais cela ne l’empêche pas, au fond, de dépeindre des choses absentées à elles-mêmes et des espaces où il ne se passe rien : des salles d’attente, des couloirs d’administrations, des CDI vides, des centres aérés hors saison. Pour être très clair, il faut bien dire que les morceaux sont souvent plombants, et que s’ils sont plombants ce n’est pas juste à cause de leurs couleurs ou leurs tonalités : c’est la banalité figée de leurs composants, l’étrange artificialité de leur sentiment, cette tristesse sans profondeur mais poignante, même si parfois facile. C’est une émotion proche du mauvais rêve, du souvenir répétitif et migraineux, qui risque de toucher particulièrement les gens nés à peu près entre 1975 et 1985, et pour une raison très précise : c’est qu’elle rappelle certains habillages et génériques de la télé publique de la fin 80 et du début 90. Et de fait, si Aubry n’a jamais directement composé pour la télé, plusieurs de ses titres ont servi d’indicatifs à des émissions célèbres, notamment un extrait de l’album Steppes en 1994 qui deviendra celui de « Bas les Masques » de Mireille Dumas. Mais au-delà de ça, sa façon d’exposer les banques de sons digitaux qui émergeaient à l’époque et de les jouer de façon plutôt traditionnelle est caractéristique de l’identité sonore de la grille d’Antenne 2/FR3 puis de France Télévisions, qui faisait alors le choix de bandes-son souvent sages voire austères, jamais trop fun ni américanisantes. Une décision plutôt louable en soi, mais qui a donné des résultats glauques, et qui personnellement me rappelle des moments passés à attendre que commence une série ou un jeu en zonant devant de ternes magazines de société et autres plateaux de débats dévitalisés – les archives vidéos de l’INA n’attendent que nous pour être digguées de ces fossiles audio aux vertus possiblement hauntologiques.
C’est bien sûr un imaginaire très limité et qui m’inspire pour des raisons subjectives et déterminées par mon histoire socioculturelle et mon éducation. Mais je dois quand même avouer que d’un titre comme « Blue Lady », conçu au départ pour un spectacle de Carolyn Carson, se dégage une sensation peu aisée à retrouver ailleurs, comme un mélange de « Jeux interdits » et de Badalamenti, une espèce de mélancolie de quelque chose qui n’a jamais commencé, et qu’on regarde flotter comme ça, sans savoir bien quoi en faire. C’est une sorte d’amertume express, instantanée, c’est atroce mais ça peut aussi sembler miraculeux, d’une certaine façon. Il y a aussi « Night Run » avec ses cordes synthétiques, son pizzicato pas beau, son talk-over sous-mixé façon Downtown, qui diffuse une angoisse que l’on a rien fait pour mériter. « Courant d’air » est plus ouaté, plus chic dans ses sonorités, mais son rendu est finalement très froid et embourgeoisé. En fait, à peu près tous les titres ont leur petit truc malsain, ou plutôt ils déclenchent en nous, trente ans après, un petit truc malsain : on les détestait et maintenant on les aime un peu, on les scrute parce qu’on y aperçoit les reflets d’une sensation peu définie qui pourtant nous a construits. Ça n’a rien à voir avec le rapport mignon et régressif au répertoire enfantin des génériques de dessin animé ou des programmes grand public pour gamins, puisque là c’est de la musique adulte, qui mime et représente la vie adulte, et c’est pour cette raison qu’elle nous plombait tant, à l’époque – mais là, désormais, elle nous donne envie de voir comment elle et nous avons décanté depuis. Sur « Marche Funèbre », le track extrait par Carval et Low Jack sur La Résistance, Aubry offre une sonorité de cuivre synthétique qui pour le coup peut évoquer « le monde enchanteur de notre enfance » mais il est tout de suite mis en contraste avec un arrière-plan surchargé de tension et de solennité – l’éclair juvénile est ainsi arraché de sa source. Cela peut rappeler Yared, mais un Yared qui aurait grandi dans la classe ouvrière vosgienne plutôt que chez les Jésuites de Beyrouth, et qui n’aurait pas reçu la moindre formation savante. Je ne dis pas du tout ça pour dénigrer le Libanais qui a d’ailleurs lui aussi composé pour Carlson ; tout ce que je voudrais avancer, c’est qu’Aubry semble composer avec moins de barrières formelles, avec une certaine rusticité malgré l’aspect mélancolique de ses œuvres, et il raconte d’ailleurs dans un entretien qu’il enregistre beaucoup, jette pas mal de choses, et ne réécoute que très peu ses morceaux.
J’ai pour l’instant moins aimé les disques plus tardifs de René Aubry, dont le vernis digital un peu différent et l’instrumentation plus ample m’ont rappelé des choses moins précieuses mais ce n’est sûrement qu’une question d’âge : si ça se trouve, des gens de 25 ou 30 ans vont les préférer à Libre Parcours. Mais cela n’empêche que cet album réussit à produire sur moi un effet qu’aucun autre enregistrement connu ne produit : un mélange d’ennui post-moderne et de valeurs terriennes, de bizarreries synthétiques et de patrimoine étrangement muséifié, hyper-réel. Alors oui, l’hypothèse que René Aubry ait été un pionnier d’une forme spécifiquement française de l’hauntology ne tient pas vraiment, puisque l’hauntology est par définition une lecture après-coup d’un phénomène passé. Mais on peut en revanche avancer que l’usage qui a été fait de ses premiers disques a semé dans l’inconscient collectif de France les graines d’une vraie sensibilité hauntologique. Donc merci, cher René, quelle qu’ait été votre intention.
PS : il reste des cassettes de Libre parcours chez Dizonord !