On se heurte toujours à un mur quand on essaye de parler d’un langage avec un autre. Là encore le paradoxe d’écrire sur la musique, où le silence d’une écoute attentive suffit (ou devrait suffire) à son appréciation, sa réception, sa compréhension. Aussi quand j’écris ce texte, au-delà de la mission de recommandation musicale du journal qui le publie, aucun des mots formulés ne saurait se substituer au silence ; ils se placent (forcément) en dessous. Peut-être que, si l’assemblage est bien réalisé, cet article vous amènera à ce silence d’écoute : vos sensations et réactions se rapprocheront bel et bien de celles d’une personne ayant connu le disque sans cette entremise textuelle. Faudrait-il jamais cesser de le répéter, inlassablement, en préambule de tout discours sur la musique ? Ces exégèses, discussions et commentaires, réalisés entre bon·nes ami·es érudit·es ne peuvent et ne doivent être que l’antichambre, ou la buvette possiblement, de l’expérience véritable.
J’ai rencontré la musique de Johana Beaussart progressivement, d’abord en en entendant parler de loin, puis d’un peu plus près – notamment à l’occasion d’un concert qui avait marqué plusieurs ami·e·s chez Groovedge. Au final, je crois que la première fois que je l’ai vu jouée c’était au festival Echos. Sa façon de jouer avec la résonance de la falaise, extrêmement fine et bien faite, transcendait le mur de roches et ses propriétés acoustiques particulières ; on aurait dit que les sons allaient et venaient, traversaient la limite de la paroi rocheuse. Sa musique semblait tirer de nouvelles harmonies de cette communication géologique, échappait à l’écho à travers l’écho. Incroyable. Là est un point important de la musique que développe Johana : quelque chose se joue à l’interface. Son travail sur la voix et l’expression, la xénoglossie, laisse entrevoir un état d’abîme, à la limite du sens. Si la conceptualisation de cette limite entre le sens et son émergence renvoie souvent stéréotypiquement au primal (le passage de la voix au langage), on trouve aussi dans sa musique une alternative au positivisme historique – quelque chose qui, selon comme on le reçoit peut être intemporel, moderne ou contemporain. Pré et post-anthropique se mêlent, un peu à la façon du The Last and First Men d’Olaf Stapledon et sa récente adaptation cinématographique.
Une amie me confiait son effroi face à sa maitrise de la prosodie et de la diction (une uncanny valley vocale : contact, incertitude, indétermination, possibilité) – ; une autre m’a parlé d’écoute exploratoire des chants bulgares. La semblance de sa musique avec les chœurs du monumental Ecophony Rhime de Geinoh Yamashirogumi ou la BO de Ghost in The Shell n’est évidemment pas fortuite. Elle m’évoque aussi l’espace psychosonore aux bordures incertaines (tel que les dauphins et chauves-souris se le représentent peut-être) que creusent des groupes comme ladr.ache, Géomètries ou encore Abençoada. Si l’on se décentre et sortons (à grand renfort d’abstraction ou de psychotropes) de notre corps, la voix humaine apparaît comme cette entité bien étrange.
Kolokoksta est un théâtre, un opéra sidéral n’en respectant bien heureusement aucune règle. C’est un monde engageant où sensations chaudes et glacées traversent celles et ceux qui s’y meuvent ; un endroit bizarrement familier et donc étrange, aux limites flous. On croit deviner une multitude d’êtres de tailles et de formes très variées dont la silhouette nous échappe continuellement. Effets doppler, boucles, fixations de voix autour desquelles tout s’agite puis s’étouffe radicalement, suggérant le passage de l’air libre à la tête sous l’eau : nous nageons d’une cavité à l’autre, dans la même grotte. Les notions de contact et de traversée, de seuil aussi – entre l’air et l’eau, la roche et le vent, la voix et la matière, l’animée et l’inanimée – caractérisent ce qui se joue ici. Chants, enregistrements plus ou moins in situ et traitements sonores sont combinés et donnent à l’album une dimension élémentale et matérielle forte. Il s’agit, comme souvent, de jouer avec la matière sonore elle-même ; de frotter des textures dont la rencontre fait apparaître d’autres textures par résonance ; mais aussi, en liant le vent, l’éther les courants marins et la voix, de faire émerger des langages de ce qui n’existe pas encore, ou plutôt des alliages non encore existants de ce qui existe déjà.
Les chansons s’enchâssent, se correspondent sans pour autant se ressembler. L’ouverture « Kolokoktsa – l’orifice des mondes » dessine en creux et introduit le reste de l’album, et d’abord la très différente « Trivilis – la croisée » qui, avec ses airs de cirque ou de fête foraine inquiétante, nous entraîne dans une étrangeté autre : les sens entrent en alerte, dans la feinte de leur relâchement. La synthèse, le rythme et la pulsation évoquent danse et désorientation, accumulation et une terreur très humaine. Les sons entourent, suggèrent l’oppression puis disparaissent : une sujétion par le vide, comme un tissu que l’on retourne. Je ne sais pas quel rituel est en train d’avoir lieu.
« Mooni – les marées de la petite Lune » vient se concentrer sur les rythmes géobiologiques comme le suggère les sons de ressac et le titre. La voix rebondit lentement entre les points de la marée, c’est simple et aéré ; les petites bêtes numériques s’agitent au loin, observent la danse de fréquences-sœurs. Formes des organes et rythmicité sont dessinées par le paysage des séquences rondes où se faufilent les élans vocaux. On peut penser aux contours et reliefs de la main, à des chaînes de montagnes, à la successions de roches et de anses d’un littoral.
« Koksekin – le Grand Réveil » : une série d’envols successifs où phonations humaines et aviennes (des êtres-mouettes, peut-être) se rencontrent, s’enroulent, s’étirent et rampent à l’autel d’un matin pas qu’un peu grandiose. Des sons de modems, de manipulation de boue et certainement d’autres choses en action. Ce moment est, très simplement, un point culminant et paroxystique de l’album. La voix rencontre et rebondit contre le dôme de sa limite, il y a des jets et des renvois, des lamentations vastes et des esclaffades minuscules. Ça s’entrechoque. Chaque être tente de s’approcher du feu dans un rituel très solistique, et l’aspect pop cinématographique (l’album a d’ailleurs été pensé au départ pour une représentation en salle obscure) est ici prégnant.
« Solor », mon moment préféré de l’histoire, arrive ensuite. S’y ramassent les morceaux laissés par la fête tout juste terminée ; un abri, des arches sont reconstruits. C’est un des morceaux dont, de mémoire récente, j’aime le mieux la dynamique. L’aspect consolatoire, la transmutation d’un échec en une voie : il semble que chaque vague de voix écarte un nuage qui obscurcit la pensée et ramène une forme de lucidité claire et optimiste. Les graves dessinent la présence d’un être de stature gigantale, une parente qui dégagerait le ciel pour retrouver l’étoile à laquelle attacher sa charrue. C’est du réconfort, un acte généreux suggéré par l’amplitude avec laquelle les matières sont manipulées.
« Urzog – Au crépuscule, sortent les proies » clôt l’album sur une note animale où les voix résonnent minéralement. C’est une coda et c’est bel et bien le crépuscule. Notre histoire est finie et d’autres seront amenés à ramper sur nos restes, dans la terre que nos ventres ont avant eux grattée. Cette histoire à l’intelligence de ne pas se clore sur une note rassurante : rien ne permet de prévoir l’avenir avec exactitude, et la tension soulevée nous aide à accepter le fait que nos fins sont le début d’autres choses. Je projette pas mal, c’est sûr, mais c’est peut-être un peu / beaucoup à ça que sert la musique, non ? Support de la pensée permettant de rendre sensible des réflexions, de rajouter un peu de profondeur à la danse légère des évènements.
Encore, je m’interroge : est-ce que cet album cherche à ancrer ou à se libérer de la gravité ? Peut-être qu’avec l’oreille et la connaissance d’un·e spécialiste en musique ou chant lyrique, il m’aurait été possible de disserter plus amplement sur certains mouvements et articulations de cette œuvre, de parler avec plus de précision de l’incroyable technique vocale et polymorphe déployée par Johana ; néanmoins je reconnais la légèreté grave de haute voltige que l’on peut y associer. Ce qui est sûr, c’est que Kolokoksta soulève sans dissoudre (⏚ ;), suggère et élabore des façons que je voudrais croire inédites de réparer nos rapports au monde et de faire sauter les chicanes de la pensée. Il est paru le 15 mai dernier et a mobilisé une équipe conséquente, comprenant par exemple la chorale d’enfants du Conservatoire de Gentilly (enregistrée par Federico Rodríguez-Jiménez) ou l’honorable Matthieu Reynaud / MTUA au mixage.
Il ne vous aura d’ailleurs pas échappé, lecteurice au regard affûté, que cet article référence non un mais deux albums. Et en effet Johana Beaussart a bel et bien sorti il y a quelques jours Légendes de chiens hirsutes, un album édité sur l’olympe musical Standard In-Fi, son deuxième de l’année donc. Je ne m’étendrai pas plus que cela, assuré de le retrouver dans la prochaine rubrique Nouveauté de la présente publication, mais je peux déjà vous dire que c’est à nouveau la voix qui emporte tout dans ses mélismes, la grandiloquence de la glossolalie, le cinéma pour l’oreille et les émotions intenses !