Quand la pop gambienne nous aide à refaire communauté

Aunty Barry, Mass 187 Nouvelles de la pop gambienne
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Musique Journal -   Quand la pop gambienne nous aide à refaire communauté
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Comme le Laos dont nous parlait plus tôt cette semaine mon très estimé collègue Mathias Kulpinski, je ne situe que très sommairement la Gambie – à part quand on me met devant une carte et évidemment là, tout revient. Les frontières de cette enclave réduite, logée à l’intérieur du Sénégal et resserrée autour du fleuve Gambie, illustrent parfaitement l’incongruité de ce concept colonial. Je sais que les deux pays entretiennent des liens un peu compliqués mais fraternels, corollaire à toute histoire commune, qu’une confédération de Sénégambie a brièvement existé, et que ce n’est plus le cas.

Si j’aligne tant de banalités géographiques en si peu de lignes, outre le plaisir de vous montrer comment ma plume vivace peut broder sur n’importe quel sujet, c’est surtout pour exprimer cette sensation très étrange que malgré les possibilités de déplacements théoriquement illimités sur cette planète (si on a la monnaie, crypto ou pas, en poche, bien sûr), notre connaissance intime de celle-ci semble ne pas cesser de s’amenuiser. Notre savoir est celui du colon, ou plutôt du taxinomiste, qui ne peut connaître sans médiatiser. Et en tant que journaliste musical arpentant la vaste fresque sonore de l’auralité du dernier siècle (à l’aide d’un écran, hein) pour gagner sa croûte, je peux vous dire que je sais de quoi je parle, en terme de savoir surfacique.

Divulgâchage : cela me désole. Mais alors, que faire ? Le seul horizon possible serait-il celui d’un retour à l’âge d’or des chasseur·euses-cueilleur·euses, comme le fantasme certain·es anarchistes primitivistes ? Ou alors faut-il y aller à fond et précipiter la chute, comme le souhaite nos chers·chères accélérationnistes ? Ce qui est sûr, c’est qu’avec le techno-féodalisme à tendance fasciste qui ne frémit plus mais bouillonne carrément dans son jus et dont « la plus grande démocratie du monde » se fait aujourd’hui l’avant-garde, il n’y a plus le choix. Agir, à partir d’où l’on est, avec ce que l’on a, voilà le truc. Une masse infinie de contenus, tout autant de relations et connections potentielles, une rapidité d’action en ligne sans délais démentielle : ces ressources qui fondent les royaumes de notre temps, données offertes au seigneur nous vidant peu à peu, nous pouvons, je le crois, leur retirer leur valeur marchande, et en faire la base de nouvelles façons de faire communauté. Mais alors, comment refaire nôtres ces fragments extirpés avec avidité, métadonnées intangibles mais pleines d’affects ?

Voilà que je divague encore, cyber-utopiste perdu dans ses volontés de redémarrage. Revenons donc à la Gambie, cette ancienne colonie britannique à majorité musulmane, libérée en 1965 et faisant depuis des aller-retours dans le Commonwealth ; plus que je me suis intéressé à ce pays, c’est ce dernier qui est venu à moi pour m’amener à rêver un peu à la vastité éternelle et magique du monde. Et puis je parle d’un pays entier pour mettre mon histoire dans un écrin (« monter en généralité », dit-on paraît-il, dans les cercles universitaires), quitte à flirter avec l’exotisme, alors que je pourrais ne parler que d’une chanteuse, Aunty Barry.

Si j’aime si fort « Gambian Girls » et « PLAYER » (en duo avec le rappeur Mass 187, lui aussi gambien, par ailleurs), c’est parce que celles-ci sont évidentes, de la plus belle des façons. Ce sont des tubes qui s’assument comme tels, cherchent la viralité et le succès, ont une volonté d’en être dingue mais portent aussi quelque chose d’inouï pour notre époque, à savoir l’espoir d’un renversement doux, d’une mondialité autre – je pourrais citer un groupe de rock français bien connu et ravir mon père ici, mais je vais tout de même m’abstenir, pour des questions de bienséance. Aunty Barry, artiste pourtant anecdotique si l’on en croit les plateformes d’écoute et que l’on entend sur ces morceaux proprement infectieux, réussit à faire converger sans aucune contorsion la pop grand public des années 2000 et les louanges des griots de la Casamance.

Ce qui me plaît, que l’appropriation marche, mais dans l’autre sens ; par je ne sais quels procédés alchimiques, les formats, structures et accroches habituelles de la pop FM se trouvent vidés du sens qui les gonflait précédemment, sans que l’on puissent trouver par où l’acte de chirurgie a été effectué. Et cela marche d’autant plus que l’anglais du chant se trouve pris et criblé d’autres idiomes, ce qui nous laisse tout de même présager que l’uniformisation esthétique n’est pas unilatérale. Les histoires d’infidélité du compagnon et d’empouvoirement de filles qui se rebiffent face aux machos fauchés, le tourbillon où se rencontrent Katy Perry, les rythmiques du sabar, la plainte R&B (la progression harmonique du refrain de « PLAYER » me rappelle un morceau en particulier mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, aidez-moi) et les inflexions d’une griotte résonnent. C’est familier, naturel même pourrait-on dire, tant l’esthétique sonore du XXème siècle occidental est devenue la norme pour notre oreille.

Le vers d’oreille est standard, en effet. Enfin, jusqu’à ce que jaillissent les saillies venant totalement renverser l’échelle harmonique et donc le récit hégémonique. Sur « Gambian Girls », les inflexions vernaculaires me saisissent à chaque fois, comme l’entame du second vers, véritable choc passager parfaitement introduit. Elles renforcent encore le caractère opératique de l’anglais, langue standardisée jusqu’à quasiment sortir du champ linguistique. Un anglais inoffensif donc – ce qui n’empêche pas certaines lignes de me cartoucher le crâne, comme par exemple l’inaugural « You said Gambian girls are cheap / but none of you can even buy a dinner for your chick » ou la très directe « We don’t give a fuck what you say about we / We only give a fuck, and all the money /That’s why we love money » –, tapisserie dont la seule utilité semble être de mettre en lumière les volutes et arêtes que projette Aunty Barry quand elle n’use pas la langue du colonisateur.

Mais au-delà de la langue, c’est la manière dont ces chansons font crouler sous les histoires et péter les jalons historiographiques officiels jusqu’à rendre complotistes le·a plus cartésien·ne de nos confrères. « PLAYER », dans sa manière de rejouer une énième fois le même tube avec ce mimétisme décalé en est la parfaite illustration. La causalité n’existe plus, on en vient à ne plus réellement pouvoir dire qui a pris quoi à qui, d’où les formes étaient originaires en premier lieu (ce qui est de toute façon impossible), quels furent les trajets et échanges, tant il y en eu. Faire de l’abondance notre arme à nouveau est la seule issue, je vous le disais.

Et je ne vous ai pas vraiment parlé de Mass 187 (qui a quand même sorti de sacrés trucs) ou de musicien·nes gambien·nes que je connais en fait assez peu, mais je peux quand même vous conseiller, avec mes maigres conaissances, d’aller checker Bigg Faa ou la grandiose Lovely Mounass ; et puis évidemment Pa Salieu, pour la diaspora !

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