Un spectre hante l’Amazonie : le spectre du jazz‑rock psychédélique

Nico Selves La Libretá
Bandcamp, 2019
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Musique Journal -   Un spectre hante l’Amazonie : le spectre  du jazz‑rock psychédélique
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Si ma légère obsession pour la généalogie des musiques populaires (quid des influences de tel ou tel groupe, tel ou tel genre ?) se déploie de manière verticale, j’ai l’impression que mes connaissances musicales se construisent néanmoins avant tout de manière horizontale, comme les territoires d’une carte mentale qui ne se superposeraient que partiellement avec les formes colorées des planisphères. Certains sont pour moi des zones relativement inconnues, aux frontières floues, d’autres me donnent l’impression de les avoir suffisamment arpentés pour en reconnaître les contours et la palette musicale.

C’est le cas de ce territoire que je pourrais qualifier de « jazz-rock amazonien, psychédélique et progressif ». Quelque chose aux confluences de la música popular brasileira la plus éloquente et d’un rock psychédélique débridé, comme enregistré dans la forêt amazonienne – c’est en tout cas l’impression que me donnent certains disques brésiliens des années 1970 et 1980. Pour nommer ses représentants les plus connus, je dirais Hermeto Pascoal, Uakti, et peut-être Ney Matogrosso, au début de sa carrière. Grâce à ce jeu de cartographie cérébrale, je peux me représenter les choses de façon moins rigide que ne le permet l’arborescence des genres et sous-genres qui régit par exemple l’architecture de Discogs.

Mes connaissances relatives de cet univers musical ne m’ont pourtant pas empêché d’avoir l’impression de m’être fait percuter par un camion – ou plutôt par un minibus remplis de musiciens et de leur barda d’instruments – quand j’ai découvert ce disque de Nico Selves (qui n’est pas brésilien mais uruguayen) paru en 2019, son seul album à ce jour, semble-t-il. On n’est jamais à l’abri d’un choc esthétique, même sur un terrain qu’on croit connaître – et d’ailleurs j’aurais déjà dû le savoir : combien de fois ai-je été saisi par tel album Blue Note, tel maxi de techno qui me donnait l’impression de tomber sur la nouvelle pièce d’un puzzle que je pensais complet, alors même que le disque en question ne révolutionnait pas le genre ?

Le premier mérite de La Libretá est de confirmer que cette lignée secrète de psychédélisme amazonien ne s’est jamais éteinte. Les signes de l’existence de cette cabale ont discrètement affleuré à travers les époques, mais se sont faits de plus en plus rares. La Libretá est l’un des signes les plus distincts de cette existence, et la filiation avec les différentes formations de Hermeto Pascoal est évidente : on y retrouve le goût des ritournelles, des jeux, des échanges musicaux et vocaux entre les musiciens, en particulier sur un morceau comme « No me llamo Iribarne ». L’album de Nico Selves partage aussi avec les disques de Pascoal cet esprit « troupe de musiciens ». De tous les morceaux de bravoure de la discographie du multi-instrumentiste à barbe blanche, la joyeuse liberté de ton de La Libretá me fait surtout penser à cette archive vidéo incroyable dans laquelle Hermeto et ses musiciens se baignent, jouent de la flûte, soufflent sur des bouteilles et font des bulles dans l’eau d’un lac.

Ça m’énerve de devoir écrire ça, mais, en même temps, je suis le premier concerné : comme celle d’Hermeto Pascoal, la musique de Nico Selves est exigeante et demande de s’accrocher un peu pour la suivre dans toutes ses embardées. C’est un bazar sophistiqué, et encore, le mot est faible pour décrire certaines mélodies byzantines de l’album qui feraient pâlir les ténors de l’école de Canterbury et autres prog-rockers britanniques.

Ce qu’il y a de plus fascinant encore avec ce disque, c’est que plusieurs registres d’enregistrement y coexistent, et qu’on passe de l’un à l’autre sans effort. Sur « Que hay? », on a l’impression de surprendre le groupe en pleine répétition. Sur d’autres morceaux, les nombreux effets dont usent les musiciens – comme par exemple sur l’intro de l’album, avec ses pistes jouées à l’envers – laissent penser qu’ils ont pris forme au mixage.

En ce sens, La Libretá me rappelle l’excellent disque de Nina Harker, sorti l’année dernière sur Le Syndicat des Scorpions, et sur lequel on a tantôt l’impression que le groupe est assis dans l’herbe d’un plateau cévenol, tantôt qu’il enregistre dans un studio bien équipé. À se demander si ce n’est pas une micro-tendance actuelle, portée par des disques de chansons lo-fi, un peu décharnées, comme on en trouvait dans la défunte boutique londonienne de Low Company (qui continue d’exister sous forme de label, et sort d’ailleurs des disques dans cet esprit-là).

Quoi qu’il en soit, La Libretá est un ensemble extrêmement hétéroclite, pas avare en idées qui, pour la plupart, m’ont vraiment surpris : je ne m’attendais pas à entendre des harmonies vocales tout droit sorties d’un album de Take 6, sur « Tu son cristalino », et encore moins un morceau intégralement beatboxé, dès la piste suivante. Ça peut faire peur, mais je vous promets que ça s’intègre très bien au reste de l’album, et que vous ne vous en seriez sans doute pas rendu compte si je n’en avais pas parlé. 

Si miracle il y a, il s’incarne sans doute dans la capacité inouïe du musicien uruguayen à canaliser avec autant de tenue toutes ces idées et toutes ces touches musicales disparates ; portant l’ensemble de sa voix, elle aussi assez unique, à la fois frêle et puissante (et dont le vibrato se prête particulièrement au lyrisme des ballades « Acuarela » et « Luna »), chaude et perçante. Je passe sur la virtuosité des musiciens, tellement évidente qu’on l’oublierait presque. L’album atteint son acmé avec « Etcétera », avant-dernier morceau du disque, qui à lui seul justifie qu’on prenne la peine de l’écouter en entier, pour jouir pleinement de ce qui me semble être un des meilleurs morceaux dans le genre, bien que je ne sache pas trop de quel genre je veuille parler.

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