Îl!es, le premier album de Melcòr, alias d’Augustin Soulard, vient tout juste de paraître sur Le Cabanon – qui avait aussi sorti, entre autres dingueries, CE TRUC, en 2018. C’est un triptyque ahurissant, dont les trois morceaux-fleuves forgent un territoire à part, non circonscrit et selon moi très contemporain. La matière musicale y est synthétique mais tout sauf désincarnée – et oui, le cliché « artificiel = dénué de vie » est complètement rincé depuis au moins quarante ans, mais je trouve que le clou est définitivement enfoncé, là – et se fait même expressive de façon luxuriante.
La présence d’enregistrements triturés de la cornemuse de l’incroyable Lise Barkas, mais aussi du tout aussi fantastique Yvan Etienne au mastering sont pour moi autant d’indices symboliques de cet artificialité organique, se déployant en une foule de petits détails. En fait, ça me rappelle beaucoup l’album de Lamina dont je vous parlais il y a une semaine : cette même façon d’être habité par une force d’entraînement implacable, d’y aller sans sur-réfléchir, de se placer dans l’interstice parfait entre expérimentations un peu ardues, design sonore et sensibilité pop ; de forger des mondes autonomes et esthétiquement puissants, hétérotopiques.
Le processus d’élaboration du disque (dont la version physique sortira en décembre prochain) a pourtant été éprouvant : sept années où se sont succédé compositions et modifications, délais et questionnements. Je me souviens l’avoir entendu dans sa première version, et d’avoir déjà été mis KO par la finesse de la mise en son. Et aujourd’hui comme alors, les sensations sont similaires : évidemment, la dramaturgie est plus délicate, les constructions moins brutes, mais le caractère homérique des compositions subsistent.
Car Îl!es est une véritable épopée, avec toute la charge émotionnelle que sous-tend le terme : une musique qui soulève l’âme, où rien disparaît jamais complètement – ou alors si, mais cela tient alors de la catastrophe. Des items forment des trames (ou non) qui se juxtaposent, chacune avec sa propre « ligne de vie » : tout se fait sentir, dans des édifices aux formes si nouvelles qu’elles désorientent.
Cette manière qu’a Augustin d’agencer les éléments exclut toute possibilité de caractérisation stylistique un peu simpliste : il y a pas mal de bourdons, des saillies de synthèse FM, des grondements de basse et des lignes claires dans les (sur)aigües, quelques samples extrêmement discrets, des textures très diverses. C’est des fois (très) breaké, et je m’imagine alors Michel Redolfi et Ivo Malec qui auraient tout plaqué pour se lancer corps et âmes dans le Hardcore Continuum. « Cri » me fait par exemple beaucoup penser à certains moments à des choses qu’aurait pu faire Lee Gamble. Il y a aussi « À lier », improbable pièce à la fois contemplative et incendiaire, découpée en plusieurs mouvements, alliant neurofunk (franchement, ouais!) et plages éthérées.
Si elle est toujours marquée rythmiquement, la musique d’Augustin ne s’organise pas forcément autour de cycles « standards », et ne se fait pas tout le temps mesurée – ce qui donne d’autant plus de force aux éléments récurrents. La pièce inaugurale, le magistral « Vie », où des ostinatos, des lignes que l’on sent « en train de se faire » et des évènements épars se complètent parfaitement, est gorgée de cette vitalité, de ce tiraillement entre stase, répétition et aspérités accidentelles mais contrôlées. La justesse harmonique et mélodique de ce morceau où la cornemuse prend toute son ampleur, sa façon de jouer sur les dynamiques subtilement afin de ne jamais faire retomber le trop-plein et l’ivresse, tiennent vraiment du miracle. Un miracle sincère et direct, à mille lieux du simulacre, mais un miracle quand même.
Tout cela est fait avec tellement d’intelligence qu’on ne ressent jamais de trop plein, ni d’ajout forcé : comme la fin de « À lier » (encore) où un sample très « urbain » apparaît pour quelques occurrences (la seule voix que l’on entend sur le disque, il me semble) l’air de rien, comme une façon subtile d’éclairer différemment tout ce que l’on vient d’entendre – ce morceau, mais aussi les précédents –, mais sans vraiment le dire. Juste comme ça.
Cette théâtralité honnête, souvent grandiloquente pour le meilleur (je vous conseille de lire le texte d’Augustin sur le bandcamp : c’est très beau et un peu désuet, vachement premier degré, j’adore), d’une musique pourtant très artificielle, élaborée dans le temps long, me touche directement. Elle me rappelle que la musique est autant une affaire de mythes que de sons ; non d’affabulations pures, mais de fables, de mises en forme détournées de nos expériences qui, quand elles sont bien contées, nous y attache paradoxalement avec plus de force.