Combien vous pariez que 2023 sera l’année du retour de l’illbient ?

Marina Rosenfeld P.A / Hard Love
Room 40, 2013
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Musique Journal -   Combien vous pariez que 2023 sera l’année du retour de l’illbient ?
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Commençons sans préambule : des collages d’enregistrements in situ et une foule d’éléments électroniques acérés et précis ; des vocaux dancehall voilés et un violoncelle ; une installation et un album ; un espace saturé de présences fantomatiques, jouant avec notre volonté de rythme ; du turntablism. Difficile de décrire précisément ce que j’entends, mais ce qui est sûr, c’est que l’ambiance est austère, limite glaciale. Dans cet interstice, à la croisée d’esthétiques et de pratiques dont nous avons parlées à plusieurs reprise dans Musique Journal l’an passé (par exemple : ici, ici ou ici), se pose une œuvre étonnante me permettant d’aborder l’an 2023 à l’envers au niveau des vibes, comme Étienne l’a fait un peu plus tôt cette semaine. Après tout, si on commence par la fin, en foutant directement l’espoir de façade à la poubelle, peut-être que tout s’éclairera au fur et à mesure, qui sait ?

P.A / Hard Love, donc. Un album de Marina Rosenfeld, musicienne / artiste / professeure new-yorkaise bien installée dans le game et plutôt prolifique. Il s’agit en fait de la continuation discographique de l’une de ses œuvres précédentes – une installation mettant en scène un soundsystem bien spécifique au sein d’espaces monumentaux, pour un résultat entre « l’accordage d’atmosphère » et la « performance active » (paraît-il). Le disque ne se contente pas uniquement de refaire l’install’, il s’en sert comme d’une matrice : Rosenfeld utilise des matériaux diffusés sur P.A (c’est le nom du soundsystem), en travaille de nouveaux (la violoncelliste Okkyung Lee se répondant à elle-même sur « New York _ Empire State Of »), ajoute des enregistrements in situ, travaille ses sources pour créer des espaces ayant la particularité d’être tout à la fois claustrés et ouverts, oppressants et lumineux, denses et vides.

Pourtant, ce qui m’a absolument abasourdi avec cet album, ce n’est pas tant l’orfèvrerie de Marina Rosenfeld, ciselant le sonore pour produire des objets tenant à la fois de Parmegiani, d’Alva Noto et de Basic Channel (ça donne envie, non ?) que l’alliance de ceux-ci avec la voix de Warrior Queen aka Annette Henry, toasteuse et DJ jamaïcaine qui a notamment bossé avec The Bug, Sam Binga ou The Heatwave. Avant d’écouter pour la première fois P.A / Hard Love, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre ; en réalité, je ne sais toujours pas, malgré les écoutes, ce que sont ces pièces. Les vocaux d’Annette flottent, tels des fragments éthérés, s’ancrant parfois avec beaucoup plus de force, comme sur « HARD LOVE », pièce maîtresse rythmiquement plus appuyée où la Jamaïcaine offre une version complètement twistée du « Hot Stuff » de Donna Summer.

Il y a un feeling résolument new-yorkais ici : ce que j’entends, c’est une illbient clinique dont l’atmosphère viciée résulte de l’agencement particulier d’une netteté électro-acoustique, de voix malaxées subtilement et de field recordings inhospitaliers. La crasse est mise en son certes, mais elle reste cachée, on la devine seulement : pas de samples de film, mais cette voix solitaire hantant des espaces que l’on suppose désertiques et gigantesques, dans une ambiance industrielle digne d’un Gotham aseptisé mais pas pour autant rassurant. « I Launch An Attack », avec son improbable kick tout droit tout lisse dans ce contexte, raconte cela, aussi : ce vide pas si vide que cela, cette oscillation entre un désespoir insidieux et une vitalité irrépressible.

Rappelons d’ailleurs en passant que l’instrument principal de Rosenfeld est la platine et que, même si les archétypes sonores de celle-ci sont absents ici (pas de scratch, pas de slide, pas de « wikiwiki »), ce disque est, dans sa construction, fortement marqué par cette pratique, notamment son incarnation la plus avant-gardiste. Le New York qu’il dépeint est viscéralement sombre, mais tout autre que celui du boom-bap des nineties.

L’ouverture « New York _ It’s All About » synthétise exemplairement les forces à l’œuvre : la voix s’offre comme une présence altérée, soumise aux manipulations de Marina Rosenfeld, produisant un effet de relief saisissant ; elle apparaît, se tord et se diffracte, rejoint les sons de synthèse et les bruits du monde, se perd. Il y a aussi « Seeking Solace _ Why Why », où les lamentations de Warrior Queen se désintègrent sans jamais vraiment s’effacer tandis qu’autour, tout s’agite sans cesse. Il s’agit de dub, c’est sûr, mais un dub dont la force tient dans la perte de repères et la désolation, l’éparpillement. `C’est cependant dans cette dramaturgie anémique mais obstinée (j’ai très, très, souvent pensé à Pan Sonic, ou au sublime Jamaica Heinekens in Brooklyn de Charlemagne Palestine), entre collage, cuts, sons tenus et constellations fugaces que réside la force de tout cela.

Voilà, je commence l’année avec la chronique d’un disque en forme d’œuvre de biennale d’art contemporain, sur lequel on pourrait s’étendre beaucoup, beaucoup plus. Mais je trouve ça bien aussi, d’aller chercher les choses simplement, pour le son, sans les enterrer sous un tumulus référentiel et contextuel, d’autant que d’autres l’ont sûrement déjà fait bien mieux que moi. Marina Rosenfeld a fait pas mal d’autres albums vraiment chouettes, dont Sour Mash, que je vous conseille d’écouter, réalisé en collab’ avec un autre musicien que j’aime beaucoup, George Lewis. Là c’est pas la même histoire, ça grouille de vie et ça part dans tout les sens, c’est fantasque tout en étant super appliqué, trop génial !

Pour finir je vous souhaite évidemment une très, très élégante année à toustes, et j’en profite pour lancer des embrassades à ma chère Leila Bordreuil, véritable OG du violoncelle brooklyno-aixoise qui a eu Madame Ronsenfeld comme prof et m’a plutôt bien guidé les esgourdes sur ce coup-là !

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