Une évidence bien nulle et en même temps implacable pour démarrer : mon réseau musical se compose en grande partie de garçons. La musique qui m’a construit était surtout faite par des hommes. Les gens avec qui j’ai commencé à jouer ado étaient presque tous des mecs – merci la matrice ultra normée du « rock de lycée ». Ceux avec qui je joue aujourd’hui sont encore et toujours des mecs dans leur immense majorité. Je reste un peu abasourdi par ce constat d’une incarnation en partie subie d’un accaparement du musical par le masculin, liée à une oppression structurelle plus large, toujours et tout le temps vérifiable.
Aujourd’hui, ce déséquilibre aberrant saute aux yeux, même à un gars ayant eu le luxe de pouvoir mettre tout ça sous le tapis. Alors je tente de porter une attention toute particulière à l’ouverture de nos pratiques aux individualités féminines, d’en faire quelque chose de signifiant dans la mienne – écoute, jeu, édition –, notamment grâce à des copines et copains œuvrant fort pour plus de diversité et nous remettre les yeux en face des trous. Je ne vais pas me faire le chantre d’une cause ralliée un peu tard, et plutôt faire ce que je peux, en accord avec mon ancrage. Le mal est fait, bien présent, mais il n’est pas incurable !
Les musiciennes sont clairement là, et ce n’est pas parce que je peine parfois ontologiquement à en trouver autour de moi, ou tout bonnement à penser à elles, qu’elles n’existent pas. Je vais régulièrement parler d’elles dans Musique Journal, surtout celles de « maintenant » et faisant partie de réseaux proches des miens. Aujourd’hui, je commence par une artiste basque basée à Bruxelles que je connais un peu – mais pas tant que ça : disons que nous avons des affins en commun – et apprécie vraiment beaucoup, autant pour sa personne que pour sa musique : Clarice Calvo-Pinsolle, agissant aussi sous le nom de Lamina.
La musique de Clarice ne cherche pas à se parer des artefacts stéréotypiques de la féminité, ni de s’en éloigner ; ou plutôt : sa musique est aussi « femme » qu’elle est vivante, habitée et habitable – terrestre, en fait. La précision et le soin fou de ses mises en son témoignent d’une compréhension du monde comme totalité complexe, grouillante, diffuse et très concrète, difficile à circonscrire. Passée par la Villa Arson – comme une bonne partie de la clique d’Outreglot dont on vous parlait ici –, elle se place à la jonction entre musique, art sonore et sculpture.
Ses pièces sont aussi emplies d’objets sonores très divers ; je vais ressortir le gros cliché du « son comme matière à sculpter », mais c’est ainsi que je ressens sa manière de manipuler les matériaux, de les agencer entre eux, de faire exister des structures à la fois épurées et luxuriante. Je connais moins son travail d’artiste se concrétisant dans des installations qui comprennent souvent une composante sonore importante, et je ne vais en aucun cas me risquer à le commenter « comme ça », en passant : la musique de Clarice est déjà assez dense. Je vais plutôt vous parler d’une cassette que la musicienne a sorti l’été dernier sur le label Complex Holiday, Amalur, que j’ai beaucoup écoutée depuis sa sortie, l’été dernier, un peu pour les mêmes raisons qui ont amené Étienne à scotcher sur le disque de Mouctouris la semaine dernière : une intrigue qui accroche autant qu’elle dissipe, qui trouble un peu et/ou beaucoup, fugacement, et nous amène à toujours découvrir de nouvelles entrées.
Le titre de cet album est déjà tout un programme. En se référant nommément à Amalur, déesse de la Terre de la mythologie basque qui, chaque jour, enfante du soleil et de la lune, Lamina condense un cosme où se mêlent des considérations très actuelles et personnelles : les mythes basques donc, la sorcellerie (Clarice m’a d’ailleurs rappelé que la plus grande chasse aux sorcières d’Europe avait eu lieu au Pays Basque, côté espagnol) et l’éco-féminisme comme un environnement fertile où les onze plages de Amalur se déploient, s’étoffent (notons par ailleurs que, toujours dans le folklore basque, la lamina est un esprit de la forêt, dont le bas du corps est animal – merci bis, Clarice).
La musicienne conçoit ses morceaux comme « des sortes d’écosystèmes » à l’aura marécageuse – ce qui est perceptible, sonorement : ambiances un peu new age sur les bords, voire carrément mystiques ; enregistrements de terrain manipulés et instrumentarium hybride, laissant apparaître des chimères ; structures répétitives rappelant des rites aux origines indéterminées ; mille ornements d’un monde autre que le nôtre mais étrangement familier, se concrétisant en des mélodies, rythmiques et événements simples mais cryptés, dont la signification semblent toujours nous échapper.
J’ai un peu retrouvé de tout ça dans sa dernière réalisation, Les Lignées, sortie en avril dernier sur Mus Joutra, mais aussi lors d’un concert parisien du duo Xaxi qu’elle forme avec Ernesto / Bear Bones, Lay Low, où je m’étais retrouvé totalement assujetti à une musique dense, free-form et répétitive, cérémonielle (tout comme leur scénographie), juxtaposant des matières parfois très hétérogènes.
Mais revenons à Amalur. La description même du process de confection de son œuvre par Clarice laisse apparaître une organicité et une simplicité très décontracte, pas du tout dans la théorisation lourdingue, qui cadre bien avec sa musique :
« Et la manière dont j’ai composé : bah en fait, je suis partie de compositions que j’avais faites pour mes installations, et de field recording ; j’utilise un logiciel qui me permet de transformer mes sons avec pleins d’effets différents, puis voilà. Après j’utilise mes machines, donc je sample et je joue ; et j’utilise des pédales d’effets, aussi ».
Voilà, je n’ai pas de conclusion grandiloquente ici, et je préfère laisser la place aux étranges habitants que Clarice rend toujours perceptibles, comme une Knud Viktor de l’imaginaire (et du Pays Basque). Ou si, peut-être dire, tout aussi simplement qu’elle décrit son processus de création, qu’Amalur est un album vraiment chouette, anagogique, pleinement féminin et plein d’autres choses aussi, situé, dont l’écoute déplace une fois encore la césure rêvée entre nature et culture.